Les camions en route pour la frontière empruntant l’itinéraire asphalté, il n’y avait plus que des trafiquants de 4 × 4 à traîner dans les environs, venus de Bolivie ou d’Argentine. Ils traversèrent des paysages lunaires, des aiguilles de sel et de roche volcanique figées dans l’éternité, des figures qui semblaient venir d’une autre planète. Gustavo se concentra sur le rendez-vous avec Roz-Tagle, sa proposition d’un « arrangement compensatoire ». Que voulait-il, de l’argent ? Une forte somme contre la signature de Muñez ? Ils suivirent une piste de terre brune, faisant voler les cailloux sous les roues du Land Rover, évitant les nids-de-poule, ici préhistoriques. Le salar n’était plus très loin, quelques kilomètres à peine. Ils dépassèrent un défilé grandiose, cathédrale de roche rouge aux flèches crevant l’azur.
— Manque plus qu’une attaque d’Indiens à cheval, ironisa Porfillo pour détendre l’atmosphère.
Il avait grandi avec les westerns où les sauvages mordaient la poussière, des figurants du cru qu’on avait peints en rouge le plus souvent. Il oublia la douleur sourde à son auriculaire, le temps de penser aux westerns de son enfance, puis continua de ruminer. Ils arrivaient enfin sur le site, une lagune aux teintes bleutées dont les reflets scintillaient dans le crépuscule.
— Arrête-toi, ordonna Schober.
Ils venaient d’atteindre le sommet de la colline, qui donnait une vision panoramique sur le salar ; quelques flamants roses et un lac se dessinaient tout en bas, nappe turquoise perdue dans le désert blanc. Schober prit les jumelles, scruta la mer de sel depuis le pare-brise poussiéreux, repéra bientôt le point sombre sur la gauche, en bordure du lac : un véhicule attendait au milieu de nulle part.
Roz-Tagle.
Esteban et Gabriela avaient regardé le Land Rover dévaler la piste. Il composa le numéro de Stefano et, la communication établie, glissa le portable dans la poche intérieure de sa veste noire. Gabriela déclencha sa caméra. Sa batterie était chargée, la GoPro calée dans son sac. Elle poussa la portière de la Mercedes, le cœur battant. Esteban était déjà dehors, la veste boutonnée sur le vieux pistolet coincé dans sa ceinture.
Le 4 × 4 ralentit aux abords du lac, puis s’arrêta à une vingtaine de mètres. Perturbés dans leur pêche, les flamants levèrent la tête à l’approche des nouveaux arrivants, mais aucun ne s’envola. Gabriela rejoignit Esteban près du capot.
— Tu restes derrière moi, OK ? dit-il.
— Avance, que je t’aie dans mon champ…
Trois hommes descendaient du Land Rover. Esteban reconnut Porfillo, le tueur aux verrues, puis Schober. Grisonnant, le visage grave, court sur pattes sans trop d’embonpoint, vêtu d’une veste de peau retournée et de chaussures épaisses, l’homme d’affaires avait perdu le sourire bronzé des photos Internet. Le troisième devait être son garde du corps.
Le vent froid fouettait leur visage. Ils se jaugèrent un moment de loin, enfin Schober ajusta ses lunettes de glacier et avança vers la Mercedes. Difficile de savoir s’il cachait une arme sous sa pelure. Esteban se méfiait plutôt de Porfillo : emmitouflé dans une grosse veste de laine, l’ancien agent de la DINA se tenait derrière la portière ouverte du Land Rover, un gros pansement au doigt, mâchant un chewing-gum.
Le sol était blanc, presque transparent. Gabriela et Esteban rejoignirent Schober à mi-chemin des deux véhicules.
— Qu’est-ce qu’elle fait là ? dit-il sans un regard pour l’Indienne.
— Cette jeune femme est ma cliente, répondit l’avocat, elle représente les parents des victimes de La Victoria.
Toujours cette histoire…
— Muñez est là ?
— Oui.
— Où ?
— Là-haut, répondit Esteban.
Il se tourna vers le volcan et agita sa main valide : une silhouette se détacha bientôt d’un piton rocheux, celle d’un homme grimpé sur un âne.
— Dites à vos gorilles de se tenir tranquilles, reprit Esteban, le temps que Muñez descende de son perchoir.
Gabriela restait en retrait, le sac vintage à hauteur de hanches. Schober dévisagea le fils du multimillionnaire.
— Qui me dit qu’il n’y a pas quelqu’un caché à l’arrière ? fit-il en désignant la Mercedes.
— Allez vérifier si ça vous chante.
Il fit signe à Porfillo de jeter un œil à la voiture. Esteban croisa le regard oblique du tueur sans voir qu’il portait un gilet pare-balles sous sa veste de laine. Porfillo inspecta le véhicule, tenant le Glock à la main malgré son pansement, rassura son patron — personne…
— Bon, reprit Schober, c’est quoi au juste cet arrangement ?
— Un marché, comme je vous l’ai dit au téléphone, répondit Esteban. Muñez et mon silence sur les meurtres, contre certaines explications et une partie de l’argent du trafic.
— Quel trafic ?
— Celui de la cocaïne qui transite par le port de Valparaiso, avant que votre acolyte Porfillo la refourgue à des flics véreux comme Popper ou Delmonte. Ça vous suffit ou vous voulez le nom de l’agent de la DEA chargé des écoutes et de la surveillance électronique ?
Les deux hommes se faisaient face, tanguant dans les rafales. Schober ne réagit pas à la provocation.
— Qu’est-ce que vous voulez, Roz-Tagle ?
— Deux cent mille dollars pour chaque famille des victimes de La Victoria, dit-il tout de go. En liquide évidemment, ce qui ne devrait pas vous poser de problème. Quatre familles ont perdu leur enfant à cause de votre dope, je vous laisse faire le calcul… Une broutille pour vous, pour eux de quoi reconstruire une vie à leur échelle.
Schober ne s’attendait pas à ça. Huit cent mille dollars, il n’y avait qu’à piocher dans le trésor de guerre. Mais il restait un homme d’affaires et n’avait pas confiance.
— Qui me dit que vous ne courrez pas à la police après avoir encaissé l’argent ?
— Pour leur dire quoi ? Vous avez récupéré mon portable avec le message d’Edwards : je n’ai aucune preuve de votre implication dans les meurtres, que mon témoignage quand vos sbires ont tué Luis Villa dans son appartement de Santiago.
Des petits nuages de sel moutonnaient à leurs pieds. Voilà pourquoi Roz-Tagle gardait le silence…
— OK, opina Schober. Vos familles auront leur argent.
— Je veux aussi les réponses à certaines questions : vous avez engagé Edwards comme fiscaliste pour optimiser le montage financier entre Salar SA et Cuxo, votre partenaire américain ?
L’autre secoua la tête.
— Il a pourtant été en contact avec vous, puisque vous l’avez fait assassiner.
— Edwards n’était qu’un porteur de valises, évacua Schober. S’il n’avait pas été trop curieux, rien ne serait arrivé.
— Baratin : jamais Edwards ne se serait mêlé à une histoire de drogue. C’est vous qui avez graissé la patte des flics, Popper, Delmonte, les autres…
Schober ne broncha pas, le visage rougi par le froid.
— Combien d’autres policiers sont impliqués dans le trafic ? reprit Esteban.
— Ce n’est pas vos affaires.
— Celles de qui alors, des agents de la DEA qui détournent la cocaïne saisie vers le Chili ? Vous avez réactivé vos vieux contacts du Condor, des agents américains et des flics corrompus pour acheminer la drogue via vos réseaux maritimes ?