— Fais quelque chose, putain ! sifflait le boss.
Porfillo grogna, la main crispée sur la crosse de l’automatique. La frontière : c’était sa seule chance.
Il s’enfuit en courant, plein est.
Les oreilles de Stefano bourdonnaient. Il était certain d’avoir touché Porfillo au thorax mais le tueur ne s’était pas écroulé. Un gilet pare-balles : voilà pourquoi ses tirs restaient sans effet sur cette vermine. Stefano avait arrosé le Land Rover où il se réfugiait, frappé les cibles à découvert, changé de position pour ouvrir l’angle sans réussir à protéger Esteban. La panique gagnait : une vingtaine de coups de feu avaient été échangés et il ne voyait plus Gabriela.
Plus de cent mètres les séparaient. Coupant au plus court, Stefano traversa les eaux peu profondes du lac, la carabine à la main, sans plus sentir la vieille blessure à sa jambe. Le 4 × 4 lui cachait en partie la vue, mais Porfillo s’échappait en zigzaguant sur la mer de sel : une cible mouvante, trop lointaine pour qu’il ait une chance de la toucher… Le vent gelé cinglait son visage quand Stefano arriva sur les lieux de la fusillade.
Gabriela tenait la tête d’Esteban sur ses genoux, effarée : les jambes, le ventre, la poitrine, il avait au moins huit impacts dans le corps, d’où ruisselait un sang vermeil. Stefano s’approcha de Schober qui, blessé à la hanche, le dévisageait comme un revenant. C’était le cas. Il effectua une fouille rapide, trouva un pistolet automatique qu’il glissa dans la poche de sa veste. Schober geignait de douleur, cramoisi de froid sous ses lunettes de glacier.
— Qui… qui es-tu ?
Stefano ne répondit pas. À deux pas de là, Gabriela caressait le visage d’Esteban, les yeux mi-clos. L’avocat vivait encore, pas pour longtemps… Stefano voulut dire un mot de réconfort mais aucun ne venait. Des larmes muettes coulaient sur les joues de Gabriela. Elle releva la tête vers l’ancien miriste. Désolation, rage, impuissance. Elle désigna la mer de sel où Porfillo s’était enfui, le regard vide absolument.
— Tue-le… Tue-le.
13
Ce bâtard de Roz-Tagle et l’Indienne qu’il traînait avec lui avaient tenté de le piéger. Un troisième larron assurait leurs arrières : le tueur de la villa, forcément… Porfillo manquait d’oxygène. À cinq mille mètres d’altitude, il fallait boire beaucoup d’eau pour irriguer le cerveau, mâcher de la coca, mesurer ses efforts et les réduire au minimum sous peine de collapser. Il avait couru un kilomètre, alourdi par le gilet pare-balles qui l’avait sauvé, d’abord en zigzag pour échapper aux tirs du sniper, avant de ralentir, exténué.
Porfillo reprit son souffle, se retourna encore pour voir s’il était poursuivi : personne. Qu’une étendue blanche et aveuglante malgré le soleil qui se retirait derrière les montagnes. La tête lui tournait et son doigt blessé l’élançait après l’échange de coups de feu. Il saignait toujours sous le pansement imbibé. Porfillo tâcha de garder son calme. Dans son souvenir, la frontière bolivienne était à huit kilomètres à peine, à l’autre bout du salar : il allait se perdre dans la nature… L’ancien militaire marcha d’un pas cadencé, le souffle court. La réverbération brûlait ses rétines, il avait laissé ses lunettes de soleil dans le Land Rover, et chaque pas lui coûtait. Il songea à se débarrasser du gilet pare-balles, renonça : le harnachement pesait son poids mais il le protégeait du vent glacé et il n’était pas sûr d’avoir définitivement échappé au tireur… Roz-Tagle avait son compte mais il avait dû abandonner Schober. Blessé ou pas, les jours de son complice étaient comptés. Les siens aussi s’il ne passait pas la frontière.
Porfillo ne pensait plus à la façon dont on avait pu déjouer sa vigilance, il n’avait pas une goutte d’eau sur lui et les rafales le faisaient vaciller. L’auriculaire arraché lui faisait de plus en plus mal, le sang gouttait de son pansement. Il se retourna de nouveau ; le soleil déclinait derrière les cimes, teintant le sol d’un rose craquelé. Le froid le prenait à la gorge. Trop d’air avalé dans sa fuite. De l’hiver en buée lui descendait, liquide, jusqu’à l’estomac. Ou le manque d’oxygène l’étourdissait. Il pressa le pas, les poumons brûlants. La nuit ne tarderait pas à tomber. D’ici une demi-heure il n’y verrait plus rien. Heureusement que le paysage était plat, la direction facile à suivre. La Croix du Sud lui donnerait le pôle, s’il était capable de la retrouver parmi toutes ces putains d’étoiles.
Marcher. Droit devant. Le plus vite possible, autant que ses jambes pouvaient le porter, sans penser à la douleur de son doigt. Six kilomètres. Ses pensées se fragmentaient. Le froid tétanisait ses muscles. La fatigue. Le contrecoup du stress. La fusillade. Schober resté sur le carreau. Marcher encore. Cinq kilomètres. Il s’encouragea : plus que cinq kilomètres. Une fois passée la frontière, tout était possible… Porfillo jeta un énième regard dans son dos. Le bleu du ciel avait fondu avec la lune. Avec son cerveau en manque d’oxygène. Il marcha encore, la gorge comme un rasoir. La soif. La frontière bolivienne. Il n’y connaissait personne mais il trouverait. Le vent des hauts plateaux le faisait tituber, ses jambes se vidaient de leur sang, de leur sève, il pestait en glissant sur les plaques de sel. Il n’avait pas le temps de se reposer, la nuit guettait, l’engloutirait… Plus que quatre kilomètres.
Des oiseaux noirs planaient dans le ciel. Un couple de rapaces, des caranchos qui habitaient la montagne. Porfillo se retourna de manière mécanique et resta quelques secondes immobile, le regard fixé sur un point au loin… Un point qui, lentement, semblait grossir… Un mirage. Un délire dû à l’altitude, à ce vent qui rendait fou. Il attendit encore, le souffle rauque dans sa poitrine, écarquillant les yeux comme s’il pouvait mieux voir… Non, pas de doute : la forme sur la mer de sel semblait même se mouvoir… Il saisit son arme, vérifia son chargeur. Trois balles. Le reste des munitions était dans le Land Rover. La forme approchait toujours. Porfillo parcourut une centaine de mètres, le Glock à la main gauche pour soulager son doigt blessé, se retourna encore et comprit qu’il était inutile de fuir : la silhouette gagnait sur lui, inexorable.
Il s’arrêta, éreinté. La silhouette était maintenant distincte, celle d’un type perché sur un âne… Un putain d’âne : Porfillo distinguait ses oreilles pendantes, le trot et le mouvement qu’il formait avec le cavalier… Il avançait, méthodique, au milieu des bourrasques, les pieds touchant presque le sol tandis que l’animal s’échinait. Le tueur de la villa. L’homme aux cheveux blancs.
Cinquante mètres : Porfillo brandit son arme, visa au-dessus de l’âne et rata sa cible.
— La concha de tu madre !
Le vent faisait dévier son bras. Ou la douleur de son doigt l’empêchait de se concentrer. Il se campa plus fermement sur ses jambes, fixa sa main gauche sur son poignet, mit le cavalier en joue et pressa la détente. L’écho de la détonation hurla dans le vent. L’autre avançait toujours. Porfillo laissa passer une rafale, visa de nouveau, plus nerveux, comprit trop tard que c’était lui la cible. Le fusil cracha le feu au moment où sa dernière balle se perdait dans la tourmente : Porfillo se plia en deux, la tête propulsée en avant sous le choc, et lâcha le Glock dans un râle.
Le cavalier avait tiré à hauteur des jambes, trois projectiles dont deux avaient trouvé la chair. Porfillo s’agenouilla et posa la main gauche à terre. Une balle avait traversé le gras de sa cuisse, il y avait du sang partout sur son pantalon et une douleur aiguë se répandait dans le bas du ventre. Le fils de pute lui avait tiré dans les couilles. Il déglutit, vit la blessure et ce fut pire. Un carnage. Porfillo trouva la force de se redresser.