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Le cavalier s’était arrêté à une dizaine de mètres. Le même tireur qu’à Valparaiso armé d’une carabine et un âne pelé qui le regardaient, tous les deux impassibles. La main gauche de Porfillo se crispa sur le cran d’arrêt dissimulé dans sa veste de laine. L’enfoiré pouvait le descendre à tout moment mais qu’il approche… encore un peu.

L’impression d’impassibilité perçue par le tueur était trompeuse. Car Stefano venait de reconnaître l’ancien agent de la DINA : ces traits grossiers, ce regard convergent, comment les oublier… Stefano maudit la salive qui lui manquait. Il avait à peine vu son visage dans la maison de Schober, mais Porfillo était l’interrogateur de la Villa Grimaldi, El Negro, la brute qui lui avait démoli le genou à coup de revolver. Alias Jorge Salvi, subordonné de Sanz/Schober… Stefano n’avait jamais cherché à retrouver son tortionnaire auprès des associations des Droits de l’Homme à son retour d’exil, El Negro n’était qu’une crapule fasciste parmi d’autres. Il se trompait. Le passé et le présent étaient liés, comme le fil invisible qui l’avait relié pendant quarante ans à Manuela. Tout était en place dans le théâtre d’ombres que constituait sa vie. Un ultime règlement de comptes avec l’Histoire.

Vacillant dans le vent glacé, Porfillo ne reconnut pas l’homme qui lui faisait face. Celui-ci ne bougeait pas, perché sur son âne, la carabine à la main.

— Qui tu es ? lâcha-t-il, grimaçant de douleur. Hein ?

Stefano observait le bourreau, arc-bouté dans le soleil couchant. Du sang coulait sous son gilet pare-balles, de petites gouttes régulières qui dessinaient des figures obscures sur la mer de sel. Une méchante blessure. Sans eau, avec ce froid, il n’irait pas loin… Gabriela voulait qu’il le tue mais la mort pour lui serait trop douce. Stefano leva la tête vers le couple de caranchos qui le suivait depuis tout à l’heure. Il ferait bientôt nuit sur le salar de Tara. Dans quelques minutes, le pistolet tombé aux pieds de Porfillo ne lui serait d’aucun secours contre les assauts des rapaces. Au mieux cette charogne mourrait de froid. Au pire ils le dépèceraient vivant…

Stefano le laissa aux caranchos.

* * *

Le buste de Busquet roula contre la roue du 4 × 4, le visage pulvérisé par la balle de gros calibre. Schober râlait un peu plus loin, inaudible dans le tourbillon du vent.

Gabriela n’avait d’yeux que pour Esteban, paupières papillotantes sous le ciel éteint des Andes. Elle ne savait plus par quel bout le prendre dans cette bouillie d’amour et de sang : elle murmurait son prénom, sa joue posée contre la sienne, et d’étranges visions lui remontaient des entrailles. Gabriela avait déjà vécu cette scène chez la machi, quand les anamorphoses s’étaient substituées aux rouleaux : la chaleur de son corps contre elle, l’âne ricanant, la mer de sel… Tout ça n’avait pas de sens.

Le vent glacé les figea un peu plus. De la lave.

Le monde d’Esteban était trouble, depuis longtemps sans doute. Il distinguait encore les contours de Gabriela sous le ciel cobalt… Quel spectacle. Quel spectacle magnifique. La douleur irradiait son corps mais son esprit flottait librement : ô Gabriela, pourquoi ce regard si sombre et si triste ? Elle murmurait son prénom, caressait ses cheveux comme s’il allait partir, la quitter, alors qu’il n’avait jamais été aussi bien, détaché de lui-même… Il visita le salar au crépuscule, ses reflets phosphorescents, trouva sur le chemin quelques amours littéraires, Catalina et les autres, tous ses vieux fantômes qui ce soir se donnaient rendez-vous dans ses bras. C’était la fin de l’histoire. Une vie imaginée, rêvée. Pour une fois il ne s’était pas trompé. Gabriela était son amour en activité, sa femme magnétique.

— Je ne te laisserai plus tomber, Gab… Si tu sens… une présence… un jour… machi ou pas… ce sera moi.

Il respirait avec peine, les poumons noyés. Un voile se dessina sur ses yeux bleu pétrole.

— Reste avec moi, Esteban… Reste.

Elle le serrait fort pour le retenir, elle sentait qu’il se dérobait, qu’il fuyait comme l’eau entre ses doigts. Esteban voulut la rassurer mais son sourire était plein de sang.

— Tué à quarante ans, dit-il dans un souffle, comme Víctor Jara…

Une larme brûlante coula sur sa joue, que le vent effaça.

Gabriela resta là longtemps, cœur vide au pied du volcan, à cacher son visage contre le sien et le bercer en vain.

Elle étreignait son mort.

14

— Tu as parlé à la police de Valparaiso ? demanda Stefano.

— Oui…

— Et tu leur as dit quoi ?

— Que j’étais chez une amie du tai-chi. Une sorte de retraite spirituelle, sans nouvelles de mon mari parti en voyage d’affaires… Comme convenu.

— Ils t’ont crue ?

— Je crois, oui…

La voix de Manuela tremblait légèrement au téléphone. Stefano l’avait informée de ce qui s’était passé dans le salar, les conséquences à prévoir, élaborant un plan de repli dans l’urgence qui les épargnerait tous, mais son seul souci était de ramener Gabriela saine et sauve. Il avait attendu de rentrer à Santiago pour rappeler la femme de Schober.

— Je leur ai dit que je n’étais pas au courant des affaires de Gustavo, reprit-elle. Juste qu’il était dans le Nord pour un business minier. Que je ne savais pas ce qu’on lui reprochait…

Manuela était manifestement ébranlée par la tournure que prenaient les événements.

— Ils vont continuer à t’interroger, dit Stefano. L’affaire a trop de zones d’ombre pour qu’ils te laissent tranquille.

— Quelle affaire ? Il n’y a aucun témoin vivant d’après les flics, que Gustavo… et toi… Mais toi tu n’existes pas.

Stefano déplaça son pion.

— Tu pourrais témoigner sur le passé de Schober : son rôle à la DINA puis comme agent du Plan Condor.

— Ça changerait quoi ?

— Ça mettrait la justice sur la bonne piste.

— Une piste vieille de quarante ans… (Elle soupira dans le combiné.) Tu ne comprends pas que ça n’a plus d’importance, qui a participé à quoi, quand et où ? Je ne veux plus entendre parler de ces histoires, Stefano, ni témoigner de cette époque… Je veux juste qu’on me fiche la paix.

— Tu préfères l’amnésie, comme tout le monde, dit-il sur un ton de reproche.

— Oui, renvoya-t-elle tout de go. Écoute, j’ai accepté le deal que tu m’as proposé, je l’ai respecté et le respecterai vis-à-vis des flics. Ne m’en demande pas plus.

Stefano avait la gorge sèche.

— Pourquoi tu m’as sauvé la vie alors ?

— Parce qu’ils allaient te tuer, répliqua Manuela. Parce que je te croyais mort depuis longtemps, comme les autres, et que je ne voulais pas qu’on te tue une deuxième fois… C’est une chose entre moi et moi, n’y vois rien d’autre qu’une dette mal digérée. Oublie notre histoire. Ce qui s’est passé l’autre nuit dans la villa.

Stefano ne voulait pas abdiquer. Pas après tout ce qu’ils avaient traversé.

— Si un juge te convoque pour parler du passé de Schober, dit-il, tu feras un faux témoignage ?

— Je le fais pour toi, je peux le faire pour lui.