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Ses mots le frappaient comme des balles. Stefano croyait parler à Manuela mais c’est Andrea Schober qui lui répondait. Elle n’avait pas abattu Delmonte parce qu’une parcelle d’elle l’aimait encore, elle l’avait fait pour sauver sa peau.

Il s’était trompé… La politique, ses amours : il s’était trompé toute sa vie.

Stefano raccrocha, des lames dans le cœur.

* * *

La police des frontières avait trouvé les corps au matin, après un coup de fil anonyme au commissariat de San Pedro ; l’avocat de Santiago gisait au milieu du salar, le corps criblé de balles, ainsi que le chauffeur de Schober, un industriel qui faisait des affaires dans la région. Schober, grièvement blessé à la hanche, grelottait de fièvre dans un 4 × 4 Land Rover aux vitres pulvérisées. Repéré par le vol concentrique des oiseaux, un troisième corps reposait à quelques kilomètres de là, près de la frontière bolivienne, le cadavre d’un homme atrocement mutilé — les parties génitales avaient été arrachées par les charognards, qui s’étaient acharnés sur la blessure…

Stefano n’avait pas traîné dans l’Atacama après la fusillade. Muñez renvoyé chez lui à dos d’âne, il avait ramené Gabriela, muette, jusqu’à Santiago et le cinéma de quartier où elle logeait depuis quatre ans. Ils ne l’avaient plus quitté.

Les jours avaient passé, sombres, lents, convalescents.

Le juge Fuentes savait-il que l’argent reçu pour le corrompre venait de la cocaïne, que Schober était un ancien criminel aujourd’hui occupé à vider les hauts plateaux de l’Atacama de la seule richesse qui l’intéressait, son lithium ? L’enquête au sujet des meurtres rebondissait, le « suicide » de l’associé de Roz-Tagle, l’exécution suspecte de son ami policier dans son appartement, le silence amnésique de Schober après son opération de la hanche, les soupçons qui pesaient sur l’industriel après le passage de l’avocat au bureau indigène de San Pedro, Stefano suivait les événements dans la presse, préparant ses meilleurs plats que Gabriela refusait d’avaler.

Elle s’était enfermée dans sa chambre noire, en sortait parfois la nuit pour une douche ou remplir une bouteille d’eau, fantôme d’appartement dont le vide omniprésent rendait chaque objet plus dérisoire. Un parfum d’hébétude et de colère sourdait des murs. Stefano tournait en rond dans sa chambre. Andrea Schober avait renoncé depuis longtemps à la justice, à lui. Le destin les avait précipités les uns contre les autres, une collision imprévue et pourtant inéluctable qui le laissait aujourd’hui exsangue.

Il ne restait qu’une jeune femme rongée de chagrin, Gabriela, et l’onde funèbre de leurs amours mortes sur une mer de sel.

Stefano n’avait pas peur des traces qu’il avait pu laisser dans le salar ou dans la villa de Schober : il avait peur de ce vide. Que Gabriela le quitte. De devenir vieux sans elle, sa seule jeunesse et sa seule raison d’imaginer l’avenir.

Les sœurs de La Victoria avaient raison, il y a un âge où l’on ne fait plus le deuil : on meurt avec. Il avait déjà perdu son vieil ami curé, qu’adviendrait-il si Gabriela partait du cinéma ? À défaut de l’aimer comme une femme, pourrait-il l’aimer encore comme sa fille ? Stefano rêvait. Car il avait failli dans le salar de Tara.

Il n’était pas le héros que l’imprudente s’était imaginé, le défenseur de la Moneda en flammes qui avait repris les armes pour les sauver. Il avait laissé Esteban se faire tuer, massacrer, sous ses yeux : l’homme qu’elle aimait.

Le soleil était chaud, la ville une étuve. Stefano gara la camionnette le long du trottoir où les vendeurs de sodas cuisaient sous leurs casquettes. Il avait soif. L’été n’y était pour rien, ni l’alcool bu la veille au soir pour s’étourdir.

Gabriela était sortie de sa chambre moribonde, ce matin-là, des traits d’insomnie sur le visage mais jolie pourtant, avec ses mèches brunes savamment calées sous son béret blanc. Stefano n’avait pas osé le lui dire. Il n’était plus son tío, son ami, son confident, ni le héros d’aucune histoire.

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’attende ? demanda-t-il bravement.

— Non… Non, merci.

Gabriela portait ses ballerines imitation lézard, son sac à main vintage et la robe bleue à motifs de leur premier jour. Pour leurs adieux. Elle claqua la portière et, sans un mot pour le projectionniste, se dirigea vers la grille du cimetière.

Un chien se grattait près de l’entrée, comme si toutes les puces du cône Sud logeaient sous ses oreilles. Gabriela ne fit pas attention à lui : les allées du Cementerio General de la Recoleta étaient larges et arborées, avec ses jardins, ses tombes familiales bien entretenues, ses caveaux… Son pas était lent, comme abîmé. Elle eut une pensée pour Violeta Parra en passant devant sa plaque toujours fleurie, pour les disparus de la dictature et leurs noms gravés sur le mausolée qui lui faisait face. D’après le gardien à l’accueil, la tombe qu’elle cherchait se situait au bout de l’allée 6, sur la gauche.

Le grand chien beige croisé devant la grille s’invitant au pèlerinage, Gabriela longea le champ de croix sommaires où reposaient les pauvres de Santiago. Son cœur se serra devant le cimetière des enfants, les boîtes de jeux sur les autels miniatures, les cerfs-volants, les doudous crasseux battus par les pluies… Le chien errait sur ses pas, reniflant on ne sait quoi. Gabriela suivit le long mur d’enceinte, tourna à gauche au bout de l’allée 6.

Les restes de Víctor Jara avaient été transférés à l’ombre d’un bougainvillier, une tombe sans fioritures où deux guitares prenaient l’eau malgré l’auvent et le rosier blanc qui les protégeaient. Des bijoux de pacotille ou artisanaux pendaient au-dessus de la stèle. On y trouvait aussi des statuettes, des roses dans des vases, des fleurs en plastique dans de simples bocaux, ainsi qu’un livre d’or rempli de témoignages et de mots d’amour d’un peuple qui ne pouvait pas oublier.

Víctor Jara…

Gabriela ne savait pas quel passe-droit Esteban avait pu obtenir, depuis quand il avait notifié ses dernières volontés chez un notaire, mais sa dépouille reposait désormais à quelques pas de celle du martyr chilien.

La famille Roz-Tagle avait dépêché un émissaire à San Pedro d’Atacama, chargé de ramener le corps de leur fils. La vidéaste n’avait pas assisté aux obsèques, qui avaient eu lieu le matin même « dans la plus stricte intimité ». Elle ne tenait pas à voir ses parents, ses frère et sœur, sans doute vexés qu’Esteban ait refusé de rejoindre le caveau familial… Gabriela approcha, les mains moites sous le soleil. Une gerbe un peu prétentieuse ornait la sépulture. Le style Roz-Tagle, loin, si loin de leur fils… Le chien qui l’escortait se réfugia à l’ombre de l’auvent, langue pendante. Gabriela saisit le carnet Moleskine dans son sac à main, relut l’épitaphe qu’Esteban lui avait donnée avant de mourir, la petite chanson de Catalina pour son Colosse qui manquait à son livre…

Les hirondelles se sont rassemblées Sereines, Sur des fils barbelés, Comme elles j’attends Couchée dans l’herbe Un signe du temps, L’été s’est étouffé On l’a pendu Dans le jardin, Balancé Foutu À la casse, Reste tes yeux Tes yeux de glacier bleu Qu’on dit À la casse J’emporte les séquelles Les blessures, Et les morsures du ciel Du verre pilé Dans les poumons Des collisions Ta voix a disparu On l’a pendue Dans le jardin, Balancée Foutue À la casse, Reste tes yeux Tes yeux de glacier bleu Qu’on dit À la casse, Tu n’as laissé dans la chambre Qu’une violente odeur de peau Elle est là qui s’en balance Petite brise dans les rideaux Reste tes yeux Tes yeux de glacier bleu Qu’on dit À la casse…