Tout la rendait prévisible. Son absence pendant ces quatre semaines sur le banc envahi par le jasmin et les dahlias. Les ambulances qui s'étaient arrêtées deux ou trois fois près de notre entrée. Une longue série de chaussures à réparer alignées tout le long du mur de notre chambre. Le silence dans son petit débarras. L'obscurité des rideaux tirés. Les nuits sans sommeil. Son souffle lourd.
Sa mort ne surprit personne. Les babouchkas, ces chroniqueurs de la vie communautaire, interprétaient l'événement avec cette note de fatalisme propre aux contes qui nous offrait à tous une consolation très convaincante:
– Qu'est-ce que vous voulez? Ils étaient, Iacha et lui, comme un seul homme. L'un parti, l'autre ne pouvait plus tarder…
Ce n'est pas, à vrai dire, le jour des funérailles de mon père qui fut le plus triste. Au contraire, ce jour-là, les habitants de nos trois maisons ressentirent sans se l'avouer un douloureux soulagement.
Non, ce fut un soir de mai, au milieu de ces quatre semaines qui séparaient les deux morts. Ma mère, hébétée par les nuits sans sommeil, la tête bourdonnante de fatigue, se pencha par la fenêtre de la cuisine, s'apprêtant probablement à nous appeler pour dîner. Elle vit le jeune feuillage, perçut le mélange sonore des cris et des bruits familiers. La douceur du soir ruisselait, comme avant, dans sa lenteur confiante. Ma mère sourit distraitement et, sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, appela:
– Iacha!
Toute la cour se figea dans le silence. Les joueurs de dominos s'immobilisèrent, les mains tenant les plaques suspendues au-dessus de la table. Les babouchkas baissèrent les yeux. Les femmes se redressèrent au-dessus de leurs planches à laver, l'oreille tendue à l'écho de cet appel. Nous arrêtâmes nos courses et nos poursuites à travers la broussaille. Il sembla que même le piaillement des oiseaux s'était tu. Seul, quelque part dans les étages, un tourne-disque coincé sur un sillon usé répétait absurdement: «C'est toi qui as su deviner ma tristesse… C'est toi qui as su deviner…»
Au-dessus du Passage s'édifiaient en silence les colonnes marbrées, les nefs vertigineuses, les châteaux aériens. Et aussi rudes que fussent nos sens d'hommes des cavernes communautaires, ils discernaient l'écho de ce cri qui résonnait déjà dans les enfilades insondables.
Nous étions conscients, toi et moi, d'avoir été unis par ces deux morts. Un lien inavoué et qui dépassait tous ceux de la camaraderie tissés au hasard de nos jeux. Plus qu'une amitié d'enfance, cette expérience commune nous distinguait dans la bande joyeuse de nos compagnons de marches.
Ce lien qui n'avait besoin ni de paroles, ni d'épanchements, se manifesta un jour de façon éclatante.
Nous découvrîmes, enfin, le nouveau camp de pionniers dont, depuis le mois de mars, notre moniteur nous disait monts et merveilles. Il n'avait pas menti. L'ensemble était tout à fait imposant. Un majestueux bâtiment à deux ailes peint à la chaux, d'une blancheur aveuglante. Une vaste place d'armes bitumée prête à accueillir au moins dix détachements comme le nôtre. Au centre, un gigantesque mât blanc doté d'un mécanisme à galets pour hisser le drapeau. Un terrain de football. Un tir. Des haut-parleurs qui inondaient les environs d'une musique de bravoure assourdissante. Enfin, l'allée principale bordée d'arbustes épineux au milieu desquels, à intervalles réguliers, se dressaient des statues en gypse sur leur piédestal cubique. Des lanceurs de poids aux énormes dos monolithiques, des nageuses aux cuisses et aux hanches monumentales…
Au bout de l'allée, devant l'entrée principale du bâtiment, s'élevait une statue de Lénine faite du même gypse immaculé. On aurait dit que le sculpteur l'avait créée dans la même verve musclée, comme la suite logique de sa série de sportifs. Les jambes écartées, les poings serrant la casquette et le revers du pardessus, Lénine se campait dans l'attitude du boxeur…
Ce jour-là, dès le matin on nous aligna en rangs sur la place. Chaque détachement occupait un carré bien délimité par des traits de peinture blanche. Devant ces rangs serrés, à la distance d'un bon pas, se tenaient le clairon et le tambour. Devant notre détachement – nous deux. Les moniteurs et les monitrices, visiblement nerveux, se promenaient le long de leurs carrés et examinaient attentivement les rangs. Un foulard négligemment noué, un bouton oublié – rien n'échappait à leur regard entraîné.
L'attente durait trop longtemps. Une heure, deux heures, le temps se fondait dans la chaleur molle du bitume, dans la tache aveuglante de la façade. Le mot «Inspection» chuchoté par les moniteurs nous parvenait à travers les effluves de l'air surchauffé. Cependant, même sans ces chuchotements interceptés, tout était clair. La visite de personnes importantes, de grands dirigeants du Parti, devait marquer cette chaude journée d'été.
À plusieurs reprises on nous fit entonner les mêmes chants pour occuper notre attente. De nouveau on vérifiait la rectitude de nos rangs. Et pour la énième fois dans un haut-parleur à l'éclat d'aluminium claquaient les «un, deux, trois» d'un tout dernier contrôle.
Enfin, ils apparurent. On vit trois voitures noires s'immobiliser devant l'entrée principale. Une demi-douzaine d'hommes s'arrachèrent non sans peine des sièges rembourrés, secouèrent leurs jambes engourdies. Ils avaient l'air d'avoir copieusement déjeuné peu de temps auparavant. Visages rouges, cravats relâchées, regards brumeux. Ils vinrent s'installer sur des chaises face à nos carrés et la cérémonie commença.
D'abord, nos détachements firent quelques tours sur la place, martelant le bitume avec leurs sandales, en braillant des chants exaltés. Mais le bitume était trop mou. Au lieu de claquements secs et brefs nos pas produisaient des clapotements comme sur une masse de pâte bien levée. Avec leurs refrains exaltants les chansons râpaient nos gosiers asséchés.
Les hommes assis sur leurs chaises semblaient d'ailleurs peu intéressés par notre ronde tapageuse. Ils s'épongeaient le front avec leurs mouchoirs, gonflaient les joues en étouffant un bâillement ou un rot. Leurs yeux ensommeillés s'animaient seulement quand passait près d'eux une des monitrices aux jambes bronzées sous une jupette blanche.
Après la ronde et les chansons qui, dans le langage symbolique de la cérémonie, devaient signifier notre avancée irrésistible vers l'horizon radieux, vint le moment le plus important. Nous allions rendre les honneurs au drapeau. Un à un, les commandants des détachements s'approchaient du moniteur en chef, brandissaient le bras droit dans un salut de pionniers, annonçaient que leurs troupes étaient prêtes.
Quand le grand drapeau rouge s'éleva le long du mât blanc, toute la place explosa dans le roulement des tambours et la sonnerie des clairons.
À l'instant où le rectangle de toile rouge s'immobilisa au sommet du mât, une sorte de décharge électrique traversa nos deux têtes. Tous les tambours et les clairons se turent avec la même netteté disciplinée. Mais nous, sans nous concerter, sans échanger le moindre coup d'œil, nous continuâmes à nous acharner sur nos instruments. Mieux que cela, nous redoublâmes d'efforts!
D'abord on crut à une simple sottise. Notre moniteur nous lança dans un chuchotement sévère: «Arrêtez-vous, imbéciles!» Et il arbora un large sourire à l'intention des occupants des chaises, comme pour dire: «Ils se sont emportés… La fougue de la jeunesse…» Ceux-ci sourirent aussi, avec l'indulgence qu'on a pour un excès de zèle.
Mais le rugissement du clairon, la grêle du tambour reprenaient de plus belle. Un soupçon incroyable effleura alors les rangs des participants. S'agissait-il d'une désobéissance consciente, d'un coup monté?