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Au nom de ce cri…

Lorsque dans notre réduit il commença à faire noir, nous retirâmes deux clous qui bloquaient la petite fenêtre et, ramassant nos instruments, nous nous glissâmes au-dehors. Tout le camp était déjà endormi. Seules les vitres du cabinet du directeur étaient éclairées. De là parvenaient des éclats de rires, le tintement étouffé des couverts, des voix féminines. L'administration, visiblement, essayait d'effacer la mauvaise impression des dirigeants en organisant un banquet.

– C'est fou ce qu'ils doivent bouffer là-bas! remarquas-tu en claquant de la langue.

Nous n'avions rien mangé depuis le matin.

– Tu sais, pour ne pas avoir faim, essaie de penser à autre chose, me conseillas-tu. Tu vas voir, ça passe comme la douleur quand on s'est cogné…

On grimpa sur le tas de matelas éventrés, on essaya de penser à autre chose.

Dans la lumière de quelques réverbères cachés par les arbres, nous distinguions nettement la place d'armes déserte, son énorme mât inutile, les spectres blanchâtres des sportifs en gypse. Lénine au milieu de ses plates-bandes paraissait, malgré sa carrure de boxeur, bien solitaire.

Sans nous dire un mot, nous prîmes nos instruments, et la musique lointaine, le slow du saxophoniste fatigué, coula tout doucement au-dessus du camp assoupi.

Elle avait cette fois des accents nouveaux. Dans le bruissement du cuivre et le grognement doux du tambour nous crûmes discerner quelques vérités neuves qui n'avaient jamais encore visité nos jeunes têtes bien remplies de chansons sonores et de films héroïques.

Ébahis, nous découvrions que le slow venu du bout du monde pouvait naître même dans ce milieu hostile, celui de notre solitude carcérale et affamée. Oui, il pouvait répandre sa lassitude nocturne même sur un tas de matelas éventrés. Même sous le regard figé d'un fameux chef d'armée tombé en disgrâce et dont le portrait au cadre brisé gisait à nos pieds…

Le saxophoniste fatigué tanguait quelque part au-delà des océans, et le monde dans lequel nous vivions ne nous paraissait plus unique. Avec une crainte insinuante et sacrilège nous osions même supposer que le saxophoniste à la lisière d'une nuit tropicale ne voudrait peut-être jamais échanger sa fatigue contre ce paradis dont nous étions prêts à combler la planète tout entière. Le paradis de l'horizon radieux, des chansons sonores, de notre vie communautaire. Cette pensée frisait le blasphème. Nous nous hâtions de revenir à l'envoûtante somnolence du rythme.

Cette cadence assoupissante fut rompue de façon inattendue.

La façade présentable de notre réduit, opposée à la courette-dépotoir, donnait sur une pelouse à l'herbe fraîchement coupée. Au centre se trouvait une fontaine sculptée dans le même gypse fantomatique que les sportifs et Lénine. Comme la majorité des fontaines, elle ne laissait jaillir ses gerbes d'eau qu'aux jours de grandes pluies ou, dans le cas de notre camp, à l'occasion des grandes inspections du Parti. Cette fontaine offrait d'ailleurs d'autant moins d'intérêt que la pelouse était strictement interdite. Les deux bancs de bois installés près de la fontaine avaient un caractère purement décoratif.

Ce jour-là, à cause de la visite des trois voitures noires, la fontaine fonctionnait sans interruption. Même après la tombée de la nuit elle continuait à déverser son gargouillis dans le bassin.

C'est à travers cette coulée monotone que nous entendîmes un bruit de pas accompagné de voix qui semblaient s'approcher. Notre réflexe fut immédiat. On dégringola de la montagne cotonneuse des matelas, on se faufila vers la petite fenêtre ouverte de notre geôle. Nous étions sûrs d'avoir entendu la voix du moniteur. Il nous fallait redevenir au plus vite des prisonniers résignés, conscients de la gravité de leur délit.

Je glissai le premier dans l'espace encombré du réduit. Toi, prêt à me suivre, tu t'arrêtas brusquement, assis à califourchon sur l'appui de la fenêtre, l'index sur les lèvres. Nous tendîmes l'oreille. Les voix ne s'approchaient plus, le bruit des pas s'était tu. Tu enjambas la fenêtre et m'appelas d'un signe de tête. Nous contournâmes le mur du réduit et nous nous retrouvâmes à quelques pas des bancs décoratifs.

Nos yeux habitués à l'obscurité constatèrent tout de suite que l'un d'eux était occupé. Nous reconnûmes sans peine la jupe blanche et les cheveux blonds de la monitrice Lioudmila. À côté d'elle, ou plutôt tout contre elle, était assis un homme que nos jeunes yeux perçants identifièrent rapidement. C'était un des visiteurs du Parti.

D'ailleurs, dire qu'il était assis serait bien inexact. Sa tête, ses mains et même ses jambes étaient animées de mouvements vifs et entreprenants. Cette extrême vélocité de gestes nous fît croire qu'il avait plusieurs paires de bras et de jambes et au moins deux têtes. Lioudmila, à ce qu'il paraissait, avait fort à faire pour maîtriser l'assaut de ces multiples membres qui enlaçaient sa taille, glissaient sur ses genoux, moulaient ses hanches. Mais, après tout, voulait-elle les maîtriser vraiment? Si l'on devait en juger par la rapidité avec laquelle se déboutonnait son chemisier et remontait le bord de sa jupe – pas trop. La voix du mille-pattes du Parti avait la même agilité que ses gestes:

– Mais quand «après»? Hé, hé, «après»! Après, c'est maintenant! Tu es belle, oh! que t'es belle! Ah, non! il n'y a pas d'après! Laisse-moi te… Écoute, nous ne sommes plus des pionniers. Qui ne risque pas ne boit pas de Champagne! Mais tout le monde dort. Quel directeur! On s'en fout du directeur. S'il se pointe, je le noie dans le bassin. Tu sais qui je suis? Non, mais laisse-moi te… Et pourquoi pas ici? Ah, ce que tu me plais! Mais c'est des préjugés bourgeois… Dégrafe toi-même, si je te fais mal… Non, il n'y a personne… C'est des chats qui font la noce… Oh, que t'es belle! Ne t'inquiète pas, je mettrai ma veste. Ah! Cette fichue fontaine a tout éclaboussé… Ah, ce que tu me plais!…

Les répliques de Lioudmila étaient bien plus sobres. Elle se contentait d'évoquer, entre deux ricanements folâtres, tantôt la sévérité du directeur, tantôt l'omniprésence du gardien. Enfin, même ces formules de circonstance s'épuisèrent…

C'est à ce moment décisif que l'éruption se produisit. De nouveau il n'y eut pas la moindre concertation entre nous. Pas de clins d'œil complices. Pas de chuchotements entendus. Une intuition, percutante comme une décharge électrique qui nous souda.

Le clairon rugit, le tambour tonna. Nous sortîmes de l'ombre.

Je soufflais comme je n'avais jamais soufflé de ma vie. Le clairon ne sonnait plus, il hurlait, vociférait, fondait en sanglots. Dans son cri se laissaient entendre les râles de nos jeunes rêves étouffés. Les lamentations de l'amoureux trahi. Le hourra du desperado du paradis radieux. Le braillement tragique du kamikaze de l'horizon impossible.

Toi, tu avais oublié tes bâtons sur le tas de matelas éventrés. Le tambour se transforma en un tam-tam aux vibrations graves, funèbres. Son battement avait une puissance perforante, un rythme qui, une fois entendu, ne vous lâche plus. C'est lui qui cloua sur la pelouse interdite les occupants du banc décoratif. Ils se redressèrent et restèrent figés, semblables aux statues de gypse.

La situation bascula dans la catastrophe à cause de la haute conscience professionnelle du gardien. Il avait bu puis s'était endormi, tiraillé de remords et de pressentiments funestes. Aux premiers cris du clairon il bondit hors de son étroit lit de fer et, écrasé par la puissance du bruit, rabattit toutes les poignées des interrupteurs.

Le camp fut inondé de lumière crue, aveuglante. Notre moniteur ne nous avait-il pas promis qu'on pourrait y jouer au football la nuit?