C'est dans cette lumière impitoyable que les participants du banquet, guidés par la clameur de nos instruments, apparurent sur la pelouse. Les femmes aux traces de maquillage dégoulinant sur les visages blêmes, les hommes aux yeux glauques, aux physionomies estompées et comme délavées. La ressemblance avec les statues de gypse était frappante.
Nous constatâmes vite que notre mille-pattes se trouvait au sommet de la hiérarchie de ces fêtards blanchâtres, pétrifiés par la lumière. Le voyant dans cette situation délicate, ils esquissèrent un garde-à-vous presque pavlovien.
Lioudmila se tortillait en essayant de dérouler sa jupe remontée jusqu'aux aisselles. Mais la jupe était trop étroite, et les nouveaux venus, fascinés, regardaient ses longues jambes bronzées qui frémissaient dans un étrange strip-tease involontaire et fébrile.
C'est sur ces entrefaites que les premiers commandants de détachement commencèrent à arriver en courant. Ils avaient cru, sans doute, à une alarme de nuit, exercice qu'on nous promettait depuis le début de notre séjour. Ils arrivaient, habillés à la va-vite, les chemises déboutonnées, les foulards en nœud coulant. Parvenus sur la pelouse, assourdis, aveuglés, ils se plantaient tantôt devant le moniteur en chef, tantôt devant Lioudmila, brandissaient le bras droit et criaient à tue-tête pour couvrir notre vacarme:
– Toujours prêts!
Les moniteurs, au lieu de la formule de salut consacrée, hurlaient:
– Fichez-nous la paix!
Les commandants, croyant vivre un cauchemar, se figeaient alors dans le même gypse verdâtre, phosphorescent.
Le mille-pattes, ne remarquant pas le désordre flagrant de son pantalon, ajustait sans cesse et avec une prestesse bien connue sa cravate. L'ampleur du désastre avait visiblement brouillé son esprit. Car il criait en trépignant:
– Fermez-moi vite cette fontaine! Vite! C'est ça, pour vous, l'éducation idéologique de la jeunesse? Fermez vite la fontaine! Fermez!
C'étaient nous, bien sûr, qu'il visait. Et aussi la lumière aveuglante. Quand les hommes au garde-à-vous parvinrent enfin à déchiffrer le sens de cet ordre sibyllin, la lumière fut éteinte, et nous, traînés dans notre dortoir… Là, dans nos tables de nuit, nous avions notre réserve alimentaire: deux tranches de pain, un bocal plein de thé froid.
Le lendemain matin nous marchions ensemble sur un chemin champêtre qui menait à la gare. On nous renvoyait à la maison. La punition aurait pu être bien plus sévère, mais vu l'importance des personnages impliqués, nos éducateurs avaient décidé d'étouffer l'affaire et de se débarrasser de nous le plus vite possible.
Nous marchions en soulevant une poussière tiède avec nos sandales et nous nous retournions de temps à autre sur la silhouette blanche du grand bâtiment qui dominait la plaine. Dans deux filets identiques nous emportions nos maigres bagages. Le clairon et le tambour nous avaient été lâchement confisqués pendant notre sommeil.
Cela nous faisait un drôle d'effet de marcher en traînant les pieds, en nous arrêtant là où bon nous semblait. Sans rangs. Sans drapeau. Sans chanson. Le ciel était gris, bas. Les martinets dans leur vol frôlaient la terre. Les prés qui descendaient vers une rivière répandaient une odeur forte et humide, celle d'avant la pluie. Nous croyions voir et sentir tout cela pour la première fois de notre vie.
Ce qui nous étonnait aussi, c'était l'horizon. Il ondulait toujours au même endroit, bien que nous tournions le dos à notre camp et avancions dans la direction opposée à nos marches quotidiennes. Il était toujours là, devant nos yeux. Donc, rien n'est perdu, pensions-nous.
– C'est triste, quand même, dis-tu soudain tout bas, sans me regarder. C'est triste…
J'essayai de te consoler.
– Bah, t'en fais pas, on va s'inscrire dans la section de parachutistes. C'est autrement plus intéressant que de parader du matin au soir.
Tu te taisais. Tu avais voulu parler d'autre chose. Une minute après tu dressas la tête, me regardas dans les yeux et répétas avec une insistance crispée:
– C'est triste. Lioudmila avec ce type… C'est moche!
Je te jetai un coup d'œil interrogatif. Mais tu t'interrompis, baissas la tête et accéléras le pas.
C'est vrai que nous avions des tempéraments bien différents. Et puis, nous étions tous un peu amoureux de la belle Lioudmila.
Près de la petite gare où nous devions prendre le train pour Sestrovsk, nous croisâmes un détachement de pionniers qui venait d'arriver. Leurs pieds martelaient consciencieusement le sol, le clairon assourdissait les passants, le tambour, sans une faute, reproduisait sa combinaison obtuse.
Nous les regardions, stupéfaits. Leurs yeux écarquillés, leurs lèvres tendues. Et dire que, la veille seulement, nous leur ressemblions trait pour trait! Cela nous paraissait incroyable.
– Il cogne dessus comme un marteau piqueur, remarquas-tu en enveloppant le tambour d'un regard méprisant.
– Et l'autre, on dirait qu'il crache dedans, ajoutai-je à propos du clairon.
Nous aussi, nous crachâmes de dégoût et nous dirigeâmes vers les guichets.
L'un des derniers jours d'août, les habitants de nos trois maisons furent témoins d'une scène qui marqua définitivement la fin d'une époque dans l'histoire de la cour et dans la nôtre.
Par une soirée calme et pareille à bien d'autres, une bagarre éclata à la table de dominos. Les plaques volèrent. Les jurons montaient vite dans leur force explosive.
Nous vîmes le va-et-vient de gros poings lourds comme des massues. Le premier visage en sang. Un homme par terre. Des râles haineux. Les cris aigus des femmes. Les larmes des enfants effrayés. Le long piétinement, gauche et pesant, des hommes essoufflés.
Enfin, ils s'arrêtèrent. Les uns contre les autres, les traits contractés par la haine, les chemises en lambeaux, les lèvres saignantes. Ils se détestaient.
C'était la haine de celui qui soudain voit dans l'autre, comme dans un miroir, l'impasse de sa propre vie. Les belles promesses de l'avenir qu'il a happées avec une confiance naïve. Les Grandes Victoires qu'on lui a volées. Le beau rêve au nom duquel il a vécu toute sa vie dans le trou étroit d'une fourmilière.
Cette bagarre était donc inévitable. On oublia le mot magique de «Crevasse» qui autrefois mobilisait toute la cour. Crevasse! Et de son banc se levait un homme aux yeux fatigués mais souriants. Il s'approchait de la table, portant un autre homme sur son dos. Il l'installait et lançait, dans la masse des épaules qui s'entrechoquaient déjà:
– Allez, les gars, avant le spoutnik, on aura le temps d'en faire une!
Une page définitive fut tournée. Et comme tous les vrais grands adieux se font à la légère, dans la certitude joyeuse de retrouvailles toutes proches, notre séparation, un an après, se borna à quelques bourrades, quelques mots insignifiants, une poignée de main nonchalante. On venait d'avoir quatorze ans. J'entrais à l'école militaire de Souvorov, cette pépinière de l'armée. Tu partais pour Leningrad, dans une école de mathématiques.
En se serrant la main on forma quelques vagues projets pour les prochaines vacances. On ne s'est pas revus depuis…
J'ai vu ma mère pour la dernière fois quelques jours avant mon départ pour l'Asie centrale où j'allais rejoindre ma première affectation.
Ce rêve usé pour avoir habité tant de jeunes têtes d'officiers plus ou moins sentimentaux: traverser la cour de la maison de son enfance en saluant négligemment les habitants qui vous reconnaissent, émerveillés par votre capote sur votre torse bombé, par le claquement des bottes bien cirées. Je n'ai pas échappé, moi non plus, à ce vieux rêve.
Le jour n'était pas bien propice pour ce brillant scénario du retour sous le toit paternel. Dès le matin une petite pluie d'automne avait cousu l'air de ses fins points gris. J'apportais un bouquet de roses. Elles étaient un peu trop épanouies à mon avis. «Vont-elles sentir encore quelque chose?» me demandais-je, inquiet. Quand il n'y avait personne autour de moi, je les humais furtivement. Elles sentaient les feuilles d'automne mouillées et l'eau de Cologne «Baltique» dont je m'aspergeais après le rasage.