À l'entrée de la cour, dans le Passage, j'ai vu une tranchée comme celle où l'on installe les tuyaux du gaz. Elle était à moitié inondée et entourée de mottes d'argile couvertes d'empreintes de talons. Pour ne pas salir les bottes de mon vieux rêve, j'ai frôlé le mur en briques rouges.
La cour avec ses peupliers nus, sa table de dominos, ses bancs noirs de pluie m'a paru délaissée, rétrécie.
Dans notre appartement il n'y avait personne. J'ai sonné au vôtre. Ta mère, avant de me dire bonjour, a déclaré avec précipitation, comme pour m'épargner même une seconde d'attente anxieuse:
– Rien de grave, rien de grave! Elle est à l'hôpital, mais elle n'a rien de grave.
J'ai posé mon bouquet sur l'étagère dans votre corridor. Sur les marches de l'escalier je me suis retourné pour demander:
– Et Arkadi? Il passe de temps en temps?
– Oh, maintenant qu'il est à Moscou, il téléphone surtout pour dire qu'il ne peut pas venir…
Le vieil hôpital de Sestrovsk était rempli d'un va-et-vient de patients pâles dans leurs pyjamas fripés. On voyait les visiteurs qui, assis au bord du lit, tiraient de leurs sacs des pommes et des pots de confiture. La jeune infirmière qui me conduisait s'est arrêtée au milieu d'un couloir et m'a dit:
– Voilà!
Les chambres étaient bondées. Plusieurs lits s'alignaient le long des murs, dans le couloir. Dont celui de ma mère. Pour que sa table de nuit ne gêne pas les allées et venues, on l'avait mise derrière les barreaux métalliques à la tête de son lit. Après m'avoir embrassé elle a tendu sa main à travers les barreaux et a pris sur la table un peigne demi-rond qu'elle avait l'habitude de mettre dans ses cheveux.
J'ai vu sur cette table de nuit comme un éclat de notre vie d'autrefois. Une étrange rencontre de choses familières qui protégeaient ce lit du long couloir aux murs nus et froids. Le peigne, un petit miroir dans son cadre nickelé. Et sur la planche supérieure, une vieille tasse à la bordure dorée à demi effacée.
Nous avons passé un moment à mener un semblant de conversation faite des encouragements et des assurances qu'on prononce machinalement en scrutant les traits de l'autre à la recherche d'imperceptibles signes inavoués.
Dans la salle à manger quelqu'un a battu le rappel à l'aide d'une assiette en aluminium et d'une cuillère.
– À table! À table! a crié une voix chevrotante.
– Tu dois y aller? ai-je demandé en me levant de la chaise que l'infirmière m'avait apportée.
– Non, non… On a le temps, a répondu ma mère. Il y a trois services. La salle à manger est trop petite. Je peux y aller avec les derniers…
Je me suis rassis. Le couloir s'est rempli du défilé des pyjamas délavés, du frottement des pantoufles. Chaque patient portait sa tasse.
Je ne me suis pas aperçu à quel moment de notre conversation machinale a émergé un récit, lent et entrecoupé par les paroles des gens qui passaient. Quand j'y ai prêté attention, il était déjà bien entamé. J'ai suivi l'histoire. Avec un attendrissement gêné j'ai constaté que ma mère était en train de répéter l'épisode qu'elle nous avait raconté les dimanches de repassage. Celui de l'isba sibérienne, du lait gelé apporté dans un traîneau enneigé.
Les lèvres crispées sur un sourire tendu, je l'écoutais, plein de pitié pour cette vieille tête aux cheveux transparents comme du verre grisâtre. L'histoire se répétait avec une précision lancinante. Celle d'un disque rayé, de l'aiguille coincée sur un sillon usé, pensais-je. Le son des grelots dans l'air glacé, le grincement des patins, le bruit des sabots, le cristal du lait… Je m'apprêtais déjà à l'interrompre gentiment en la poussant vers un autre souvenir, ainsi qu'on pousse le bras du tourne-disque.
Mais soudain, tout en gardant la simplicité de nos veillées d'hiver d'autrefois, l'histoire a pris une tournure différente. J'ai compris alors que ma mère était en train de me confier ce que, dans notre enfance, elle avait toujours évité de nous dire: «Je vous raconterai après. C'est si loin. Il faut d'abord que je m'en souvienne…» Maintenant, le temps de raconter cette histoire jusqu'au bout était venu…
De nouveau dans le silence glacé du village sibérien s'éveillait le tintement des grelots lointains. De nouveau Liouba, ainsi que tout le monde dans la cour appelait ma mère, entendait le crissement des patins et le martèlement des sabots sur la glace. Elle le disait à sa mère. Celle-ci se dépêchait de mettre sa pelisse de mouton, emmitouflait sa fille; elles sortaient. Devant l'isba se tenait déjà un cheval tout duveté de givre. Tout se répétait comme dans nos récits d'enfance. Le vieux Glebytch saisissait dans ses moufles le disque du lait étincelant. Il le tendait à la mère de Liouba avec son napperon brodé en lui murmurant une suite de mots sans intérêt pour la petite fille, une phrase d'adulte…
Tout à coup le grand disque miroitant s'échappa des mains de la femme! Il sembla même à Liouba que sa mère avait exprès laissé tomber les bras.
Le disque s'écrasa avec un bruit sec sur la neige durcie du chemin, se brisa. Envahie d'une stupéfaction joyeuse, Liouba s'élança pour ramasser ses éclats. Elle confondait dans sa précipitation les cristaux de lait et les glaçons. Il lui paraissait si important de ramasser tous les éclats jusqu'aux derniers… Sa mère la tirait déjà vers l'isba en répétant d'une voix mécanique:
– Jette-le, jette, Liouba. On n'a pas le temps. Jette-le! Rentrons vite…
Le père de Liouba avait été arrêté la nuit précédente. Glebytch l'avait appris en ville, d'une voisine. Il avait devancé d'une heure l'arrivée des deux envoyés du NKVD dans le village. Le temps pour la mère de Liouba de faire ses bagages.
… Le cristal de lait brisé sur le chemin d'un village sibérien fit jaillir une gerbe d'éclats dans laquelle miroita une suite de jours, d'années, de destins bien prévisibles. Devenus presque classiques. L'arrestation de la mère, «l'internat-collecteur pour les enfants des traîtres à la patrie», ainsi se nommait officiellement l'endroit où Liouba passa son enfance, la guerre, le typhus, la famine…
Ma mère en parlait d'un ton simple et neutre, comme quelqu'un qui doit le faire par acquit de conscience. Un aveu qu'on fait une fois dans la vie et dont on ne reparle plus jamais.
À vrai dire, je lui en voulais un peu à cause de ce récit. Étais-je frustré dans mon rôle de brave officier? Déçu de ne pouvoir vivre le vieux rêve du martèlement des bottes cirées? Le couloir était traversé du va-et-vient de jeunes infirmières qui jetaient des regards admiratifs à l'élégant lieutenant avec sa casquette sur les genoux et sa capote faisant de beaux plis sur le dossier de la chaise. Ce passé resurgi au détour d'une histoire enfantine semblait empiéter sur ma jeunesse, sur mon avenir. Tout ce que ma mère me racontait m'était déjà connu en gros, comme des éléments du destin des autres. Les inclure dans le passé de notre famille me paraissait une douleur gratuite.
Je regardais ses yeux ternis, ses lèvres qui me confiaient, dans un faible sourire, ce passé inutile. «Pourquoi me raconte-t-elle tout ça? À quoi me sert-il de le savoir maintenant?» pensais-je avec agacement.
Non, je n'étais plus cet enfant curieux et prêt à partager le fardeau des autres à force de ne pas avoir de passé à porter. J'acceptais de moins en moins ce partage. Dans mon passé à moi, il y avait déjà des hélicoptères qui s'étaient écrasés pendant les manœuvres et dont il fallait extraire la chair humaine brûlée, broyée. Il y avait les corps de ceux dont le parachute ne s'était pas ouvert, des corps qui ressemblaient à des sacs remplis de sang et d'os mélangés. «Fermez la gueule et pliez bien! criait le sergent en rabrouant les jeunes soldats qui s'entraînaient au sol à étaler les suspentes. Sinon, quelqu'un va de nouveau chercher ses dents dans ses bottes!» Il savait de quoi il parlait.