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Dans mon passé s'accumulait lentement ce dépôt épais du vécu qui protège de la douleur des autres…

En quittant ma mère, je me suis trompé de sortie et j'ai dû rebrousser chemin en passant de nouveau dans son couloir. J'étais un peu gêné de réapparaître près de son lit. Je l'ai vue tendre à travers les barreaux son bras maigre et prendre sa tasse sur la table de nuit. Dans la salle à manger on entendait de nouveau le cliquetis métallique. Les gens du troisième service traversaient le couloir. Je m'approchais et je voyais toujours ce geste: un bras passant à travers les barreaux, une main qui se tendait pour attraper une tasse. C'est à ce moment que j'ai cru deviner pourquoi elle avait décidé de me raconter sa vie.

Elle m'a vu. Et comprenant tout de suite pourquoi j'étais de nouveau là, elle a retiré son bras des barreaux et m'a souri. Puis, quand je me suis penché, elle a empoigné légèrement la manche de ma capote et, sans dire un mot, a effleuré ma tempe de ses lèvres.

Tu sais, j'ai détesté mon premier livre, mon livre sur la guerre en Afghanistan…

Je l'avais écrit à partir de faits réels, pleins de la dérangeante invraisemblance du réel. Introduits dans une intrigue romanesque fabriquée de toutes pièces, ils sonnaient faux, ces petits faits durs et rêches. Cependant, c'est l'intrigue qui avait plu, c'est grâce à elle que le manuscrit avait été accepté. Les titres des chapitres avec leur symbolisme criard avaient reçu une appréciation particulièrement favorable. Quand ils se mettent à résonner à mes oreilles, je secoue violemment la tête: «Les chars sont soûls de sang», «Les montagnes farcies de mort», «La captivité plus longue que la vie»…

Si j'avais à réécrire ce livre, je ne consacrerais pas une ligne aux combats, à ma fuite…

Je décrirais un seul après-midi dans un petit village que notre compagnie avait repris aux résistants. Les soldats avançaient à pas prudents, d'une maison à l'autre. Au moindre bruit ils tiraient de brèves rafales nerveuses. Si le bruit venait de l'intérieur d'une maison, ils jetaient une grenade par la fenêtre. A tout hasard.

Lorsque, au début, en arrivant en Afghanistan, j'avais surpris cette pratique, je m'étais précipité sur eux: «Salauds! Mais il peut y avoir des gens!» Un jour j'ai vu un soldat qui n'avait pas jeté sa grenade. Il était sorti de la maison en titubant, les yeux baissés, fixé sur ce qu'il essayait de retenir dans ses mains. C'étaient ses tripes, son ventre incisé par la lame d'un vieux sabre… L'avant-dernière année de la guerre se terminait. La décision du retrait des troupes avait déjà été prise. Chacun voulait survivre à tout prix.

Ils avançaient, mitraillaient les ombres, jetaient des grenades, puis entraient.

Dans l'une des maisons, au milieu des meubles déchiquetés par l'explosion et éclaboussés de sang, je suis tombé sur un tas de chiffons qui remuait doucement. Incrédule, je l'ai poussé du bout de ma botte. La boule de chiffons s'est retournée. C'était un enfant vêtu d'une longue robe brune. Le visage brûlé, les bras couverts de lambeaux de peau arrachée. Avec la crainte qu'on a devant un oiseau blessé – qu'est-ce que je vais en faire? – je l'ai pris dans mes bras, je suis sorti. Le sergent qui avait entendu les gémissements de la boule blottie dans mes bras m'a dit:

– Laisse-le, lieutenant! On ne va pas s'emmerder avec un gosse. D'ailleurs, brûlé comme il est, il ne vivra pas…

Je savais qu'il avait raison. Le mur de la maison avait un rebord en terre battue.

– Mets-le là-dessus, dit le sergent. Si des Afghans passent, ils le prendront.

Il l'a dit pour que je puisse me débarrasser de l'enfant sans scrupule.

– Non… non… Je l'emmène, dis-je en regardant le visage enflé d'où montaient des gémissements aigus.

– On a quatre blessés, bougonna le sergent. Si dans les gorges les moudjahidines nous tombent dessus, nous sommes foutus.

Au retour, le commandant m'a jeté un regard cinglant:

– Tu te crois à Treptov Park, ou quoi? Tu t'es trompé de guerre? Où on va le caser? L'hôpital est bondé… Toi, tu joues les héros et les toubibs vont devoir s'emmerder pour lui trouver de la peau pour la greffe…

Je savais que j'avais fait une bêtise en l'emmenant. Et c'est de cela que je voudrais parler si j'avais à réécrire ce premier livre. Oui, de la bêtise qu'on fait en sauvant un enfant.

Les journalistes, après la sortie du livre, s'intéressèrent à moi. L'Islam est-il l'élément de cohésion des fractions de résistance? Gorbatchev saura-t-il transformer la défaite militaire en victoire politique? Les tensions ethniques au sein de l'armée soviétique sont-elles vraiment graves? Ces questions, combinées chaque fois un peu autrement, se répétaient d'une interview à l'autre. Après la première, j'ai compris quel genre de réponse on attendait.

Un jour j'ai essayé de parler de l'enfant. J'ai dit que face à son visage brûlé, ni l'Islam, ni Gorbatchev n'avaient plus aucune importance… Je portais cet enfant et je ne savais pas à cause des brûlures si c'était une petite fille ou un garçon. Un enfant brûlé. C'est tout. Un enfant brûlé parmi les hommes écrasés par la fatigue et la haine. Un enfant dans les bras de celui qui ne comprend pas pourquoi il s'est chargé de ce petit corps encombrant. Et le plus étonnant, c'est que cette petite boule dans mes bras semblait sentir mon hésitation. Elle semblait sentir que je faisais une bêtise en la portant. Aussi, lorsque la nuit suivante on traversa des gorges rocheuses, s'était-elle tue. Oui, elle ne gémissait plus, comme si elle ne voulait pas provoquer la colère des autres. Inquiet, de temps en temps j'appliquais l'oreille contre sa poitrine…

Après cet essai, les interviews se sont faites moins fréquentes. Puis la guerre a pris fin. Et comme n'importe quel produit l'information sur l'Afghanistan a été soldée. Et, avec elle, ma présence médiatique.

En fait, c'est toi que j'espérais trouver à Sestrovsk cette fois-là…

Je venais en congé, après neuf mois de service en Afghanistan. Ces neuf mois s'étaient révélés tout à fait suffisants pour se déshabituer de la vie sans guerre. Je marchais à travers Leningrad en évitant inconsciemment les endroits découverts. Au soleil je cherchais à dissimuler mon ombre dans celle d'un arbre ou d'une maison. Chaque bruit avait pour moi son double menaçant.

Pendant ce mois de congé je vivais chez une amie à Leningrad. Tous ces jours étaient remplis d'un mélange bizarre d'amour hâtif – comme si l'on essayait d'en constituer une réserve -, de brèves querelles violentes et des préparatifs pour un voyage sur le littoral balte, voyage qu'on reportait sans cesse tantôt à cause d'une querelle, tantôt en raison de quelque empêchement à son travail. On rassemblait les affaires de plage, on faisait des projets et on ne partait pas.

Nous n'y étions jamais partis finalement.

Deux jours avant la fin du congé je décidai, je ne sais pas pourquoi, d'aller à Sestrovsk. C'est-à-dire, au contraire, je savais très bien pourquoi, mais la raison était bien absurde. Je m'étais souvenu de l'officier et de la jeune femme près de la fenêtre baissée du train Leningrad-Soukhoumi. Une barrière en béton envahie d'orties, notre poste d'observation. Son histoire de l'avion qu'on redresse après une attaque en piqué. Le sourire et l'émerveillement de la jolie inconnue.