C'était une femme… Svetlana!
Faïana Moïsséievna m'accompagna jusqu'à la sortie de la cour. Les fenêtres des grands paquebots étaient maintenant embrasées de reflets écarlates et liquides.
– C'est cette nuit-là que mes mains ont gelé. Pour mes cours de piano, c'était fini. Oui, j'ai couru comme une folle à travers Leningrad… Et mes moufles étaient restées sur les mains de ma grand-mère. C'est le chauffeur d'un camion militaire qui m'a ramassée…
Nous nous dirigions lentement vers ce qui autrefois était le Passage. Elle s'arrêtait de temps en temps, respirait. Le long de notre maison se dressaient les derniers vestiges des anciennes broussailles. Quelques touffes de jasmin. Un plan de la palissade délabrée. Autour des immeubles-paquebots bouillonnait une vie que je ne parvenais pas à associer avec la vieille bâtisse rouge que nous venions de quitter. Les hommes près d'une rangée de garages lavaient leur voiture, plongeaient dans les entrailles des moteurs. Les femmes poussaient des voitures d'enfant et m'étonnaient par leur jeunesse. Les balcons ondoyaient de linge multicolore. Le petit toboggan en plastique rouge rejetait sur le sable des flopées d'enfants.
Ta mère devina mes pensées, me sourit.
– Tu sais, Aliocha, je pense parfois qu'ils avaient raison de ne pas vouloir mettre cette plaque sur la maison du Blocus. On ne peut pas conserver indéfiniment ce passé… Je m'en veux maintenant de t'avoir raconté toutes mes vieilles histoires…
Elle se tut. Nous fîmes quelques pas en silence.
– Mais tu vois, ajouta-t-elle sans me regarder… C'est comme dans cette légende tibétaine. Le passé est un dragon qu'on garde au fond d'un souterrain, dans une cage. On ne peut pas penser tout le temps au dragon. On ne vivrait plus, sinon… Mais de temps en temps il faut vérifier si la serrure de la cage est en bon état. Car si elle rouille, le dragon la casse et apparaît, encore plus cruel et insatiable. Je l'aime bien, cette légende.
Nous nous arrêtâmes dans le Passage. Le paquebot blanc nous couvrait de son ombre et du mélange des sons que les téléviseurs laissaient déborder des fenêtres ouvertes.
– Si Arkadi passe, je lui ferai tes amitiés, me promit ta mère en m'embrassant.
Puis, soudain, elle me serra le coude et chuchota très vite, en approchant son visage du mien:
– Je sais que c'est horrible maintenant er Afghanistan. Un massacre. Sale et lâche. Mai même dans ce bourbier il faut essayer de… de… Tu comprends ce que je veux dire…
À l'angle du paquebot je me retournai. Ta mère, le visage baissé, se dirigeait à pas lents le long des restes du jasmin, vers notre entrée.
Deux semaines plus tard, par un brûlant après-midi d'été, j'entrai, le doigt sur la détente, dans une maison où une grenade venait d'exploser. Au seuil d'une pièce défigurée par l'explosion je vis une boule de chiffons qui remuait doucement à mes pieds en poussant des gémissements étouffés…
Je suis dans le hall de la maison d'édition. La standardiste a déjà signalé mon arrivée aux étages supérieurs où mon sort se joue. Elle jongle avec deux téléphones, répond aux appels qui affluent dans sa petite cabine vitrée, pianote sur son pupitre. Reconnaît-elle dans le flot des visiteurs du jour les auteurs des manuscrits promis à un refus?
J'ai l'étrange et agaçante impression d'avoir trahi. Elle se perçoit même dans le poids de ce manuscrit qui tire la poignée de ma serviette.
Oui, j'ai tout raconté, décrit, divulgué. J'ai tout déballé. J'ai éventré le misérable intérieur des trois bâtisses rouges. J'ai étalé, comme on étale les vieilleries sur un bout de trottoir, leurs humbles joies et leurs inutiles souffrances. J'ai tout livré.
Et, comble de dérision, je ne toucherai peut-être même pas mes trente deniers!
Tu devrais bien me mépriser maintenant. La vraie confession n'est-elle pas faite pour cela?
Toi, je le sais, tu ne diras mot de ce passé à personne. Tu te renfermeras. Tu te transformeras en un bloc d'énergie et de calcul et tu fonceras à la conquête de ton nouveau monde.
Tu réussiras, je le sais. Tu réussiras avec un air de nonchalance dédaigneuse, comme pour narguer cette réussite convoitée par tous. Tu accompliras cet idéal de confort, de luxe même, dans lequel tant de destins se fondent totalement.
Ton sens de l'humour te suffira tout à fait pour accomplir ce modèle à la perfection, à outrance, frôlant sans cesse, en souriant, le kitsch de l'american way of life. Ta femme sera une blonde ravissante à l'éclat lustré d'une revue de mode. Ta maison – pleine d'objets de race, solennels, imbus de leur importance, et dont l'usage te sera même parfois inconnu. Qu'importe, ta femme saura. Et quand on te verra t'introduire dans le giron moelleux de ta voiture – d'abord un bras avec la veste, une jambe, la tête, la main qui attrape déjà le téléphone -, qui pourra croire que cet homme élégant aux cheveux grisonnants et au sourire détendu est un ancien tambour du détachement fasciné par l'horizon radieux?
L'idéal sera accompli. Le but atteint. Le pari gagné.
Mais il y aura une faille à cette réussite…
Oui, ce jour que tu passeras en compagnie de ta femme et de tes amis quelque part sur le littoral des mers chaudes, peut-être même sur cette presqu'île, ce croc jaunâtre qui menaçait autrefois l'île de la Liberté…
Au soir, l'air des vacances et les boissons te rendront un peu mou, un peu rêveur. Une question inopinée touchera ce passé que tu auras obstinément gardé secret jusqu'ici. Cette fois, tu parleras. Il y aura des sourires, de l'étonnement, des taquineries. Une incompréhension polie, penseras-tu. Tu videras ton verre, parleras de nouveau, avec l'insistance un peu douloureuse de celui qui veut être compris. Il y aura des coups d'œil échangés, des sourcils haussés, quelques mains qui s'empresseront de te servir avec l'attention qu'on a pour les malades. Tu parleras plus vite, plus haut, expliquant, justifiant…
Tu répéteras ma confession! Puis dans le silence gêné tu te lèveras et sans plus rien dire tu t'en iras, en entendant derrière ton dos la voix de ta femme: «Ne faites pas attention… C'est un coup de nostalgie… Vous savez, ces Russes… Avec la vie qu'ils ont eue là-bas…»
Au volant, en enfonçant ta belle voiture dans le souffle chaud de l'océan, tu exploseras en un de ces horribles jurons russes dont tu auras presque oublié la résonance. Tout y passera – ta maison aux objets racés, les diètes et les cures de ta femme, et surtout ta voiture que tu détesteras particulièrement au souvenir du petit garage que ton père avait un jour aménagé dans nos réduits.
Et ce qui te fera enrager le plus, c'est que cette explosion sera parfaitement vaine. Car le pari est gagné. Le but atteint. Et l'idéal rêvé, c'est le petit monde décontracté et souriant que tu viens de quitter.
Tout le reste n'est que la bravade d'un vieux pionnier au foulard rouge…
Au terme de ta course, tu t'attableras dans un endroit obscur, où la respiration salée de l'océan nocturne te sera une compagnie silencieuse, discrète. Tu ne compteras plus tes verres. Ton cœur essoufflé trébuchera, dérapera, inondé d'un liquide visqueux, mais il tiendra le coup. Comme celui qui battait autrefois à l'intérieur du bloc des corps gelés…
Tu vois, un jour, nous serons à égalité. Ma braderie… Ta bravade.
Et puis… Puis, tu sais, dans ce manuscrit qui me pèse sur le bras, je n'ai pas raconté l'essentiel. Et je ne le raconterai jamais. A personne. Cela restera entre nous comme un gage de retrouvailles dans le futur incertain de nos vies cahotées. Comme un écho de cette décharge électrique qui souda un jour nos deux têtes pleines du rêve d'un horizon radieux…