… C'était un matin lointain. Un matin de cet été merveilleux qui dévoila le mystère de la mare qu'on appelait – t'en souviens-tu? – la «Crevasse». L'été de l'évacuation dans le champ de colza, du déluge et du pain humide… C'était au commencement de juin, aux premiers jours de nos vacances. Avant tous ces grands événements qui allaient ébranler la paisible existence de notre cour.
Ma mère m'a réveillé très tôt. Le ciel qui au nord, durant les nuits d'été, n'est jamais vraiment sombre, avait tout de même ce ton cendré d'avant le lever du soleil. Je suis resté quelques instants sans comprendre. L'école? Mais pourquoi si tôt? Et puis non, c'étaient les vacances!
– Habille-toi, ton père et lâcha t'attendent, m'a dit ma mère en me souriant d'un air un peu mystérieux. Ils sont déjà dans la cour…
– Et pour quoi faire? demandai-je tout ensommeillé.
– Vas-y, tu vas voir, me répondit ma mère avec de la malice dans le regard.
Je me suis débarbouillé dans la cuisine, j'ai bu un bol de lait chaud et, un quignon de pain dans la main, j'ai dévalé l'escalier.
La cour était encore toute silencieuse. Les broussailles renfermaient une ombre floue, nocturne. Les planches de la table de dominos avaient un éclat noir et humide de nuit. La petite touffe d'arbres au-dessus de la Crevasse faisait entendre un bruissement feutré. Le linge sur les cordes tendues derrière le jasmin avait la pâleur vague des apparitions.
Devant nos remises, j'ai vu la petite invalidka aux fenêtres embuées. Car il y avait bien du monde à l'intérieur! Mon père au volant, Iacha à côté de lui et entre ses genoux – toi, recroquevillé, les mains cramponnées à la grande poignée sous le pare-brise. Je me suis senti outré. On m'avait réveillé le tout dernier, comme un petit, les meilleures places étaient déjà prises, et je n'avais même pas été mis au courant de l'expédition. En plus, à cause du volant au-dessus de ma tête, je ne verrais rien.
– Où est-ce que vous voulez aller? demandai-je d'un ton bourru en m'installant sur le plancher devant le siège de mon père.
Je fus un peu rasséréné car toi non plus tu ne savais rien apparemment.
– Tu vas voir, me dit mon père en échangeant avec Iacha un regard complice.
Ma mauvaise humeur se dissipa vite. Aux premières pétarades de la petite invalidka surchargée. En quittant la cour, la voiture remplit les murs rouges d'un écho assourdissant. Et nous, unis par le roulis de sa fragile enveloppe de tôle, nous imaginions la surprise des habitants. Ils avaient dû se réveiller en sursaut et, écarquillant les yeux, pointer le nez sur le cadran de leurs réveils. Puis, comprenant de quoi il s'agissait, ils se recouchaient. Et nous devinions leur joie de se rendormir dans la certitude que l'alarme avait été fausse et qu'il leur restait encore trois bonnes heures de sommeil…
Finalement, ma place n'était pas sans avantages. Bien sûr, je ne pouvais pas, comme toi, regarder la route se dérouler devant nous. J'étais obligé de courber la tête sous les tours du volant. En revanche, chaque fois que mon père accélérait en actionnant une manette courbe, sa rude paume me frottait une oreille. J'avais l'impression de participer pleinement à la conduite de la voiture. En plus, j'avais le loisir de poser ma joue sur l'un des nœuds du pantalon de mon père et de regarder par l'interstice entre la portière et le plancher. D'abord j'ai vu défiler dans cette fente la bande grise et uniforme de l'asphalte, puis un chemin de terre. Enfin, quand nous ralentîmes l'allure, toujours par la même fente, se mirent à pénétrer à l'intérieur de la voiture de longues herbes humides, des épis…
Nous nous arrêtâmes au milieu d'une plaine infinie, silencieuse, qui à cette heure matinale avait la même tonalité cendrée que le ciel. À quelques mètres on voyait une isba solitaire, assoupie. Derrière elle, l'ombre d'un bosquet.
Assourdis par ce silence brumeux, nous sautâmes, toi et moi, de la chaleur enfumée de l'invalidka. Laissant nos pères dans la voiture, nous nous mîmes à galoper à travers l'herbe haute des prés. Elle était pleine de rosée froide et les tiges qui crissaient sous nos pas semblaient brûler nos jambes nues. Le silence de la plaine endormie était si intense qu'elle figeait nos cris tout près de nos lèvres sans laisser résonner aucun écho. Seules les libellules réveillées par notre course striaient l'air de leurs vols enragés.
Nous débouchâmes sur la berge vaseuse d'une rivière. Sa surface mate, immobile, reflétait avec une netteté presque irréelle les tiges noires des joncs. A notre approche ce miroir lisse se couvrit de petits éclairs rapides – de jeunes brochets se sauvaient sous nos sandales qui clapotaient sur la vase molle. Nous courûmes alors le long de l'eau en tapant des semelles, précédés des fléchettes qui rayaient le miroir endormi.
Enfin, essoufflés, transpercés d'un froid enivrant, nous rebroussâmes chemin. Nous vîmes l'invalidka garée près de la haie, la petite cour déserte de l'isba. Nous tendîmes l'oreille. Il nous sembla entendre les voix de nos pères au-delà du bosquet. Nous les imaginions assis sur un tronc d'arbre en train de fumer et de causer tranquillement. L'idée de leur faire peur nous vint en même temps. Oui, s'approcher lentement, à pas de loup, en contournant le bosquet et, tout à coup: «A-aa!», sauter en avant, en agitant les bras.
Nous avançâmes en écartant de nos mains les hautes tiges pour qu'elles ne se cassent pas sous nos pas. Nous contournâmes le bosquet. La présence des deux hommes se devinait toute proche. Nous prîmes notre élan, nous nous précipitâmes vers eux. Mais le cri ne partit pas…
Iacha marchait à pas lents, rythmés, la tête et les épaules rejetées en arrière. Il nous tournait le dos. Dans ses bras croisés sur son ventre il portait mon père. Il ne l'avait jamais porté ainsi. Et mon père dans un geste large et libre maniait une faux. L'herbe frémissait et se couchait, dans un ample éventail argenté. Ils ne se disaient rien. Ils semblaient avoir trouvé leur cadence.
Je me retournai vers toi, t'adressai un clin d'œil, comme pour dire: «Pas mal, non?» Mais tout à coup je vis tes lèvres trembler et tes paupières battre rapidement. Tu te détournas et te mis à courir vers la rivière en secouant la tête. Je pensai à un jeu. Je te suivis. Quelques mètres plus loin, comme un avion qui perd son élan, tu piquas dans l'herbe, le visage caché dans le creux de ton bras replié. Les sanglots perçaient entre tes dents serrées. Je te poussai au coude:
– Écoute, qu'est-ce qui t'arrive?
Tu rejetas ma main avec une violence sauvage.
Je me relevai en haussant les épaules, retournai sur mes pas. Il y avait, apparemment, une chose que tu avais comprise et qui m'échappait…
De nouveau je vis nos deux pères. J'entendis Iacha dire d'une voix rieuse:
– Dis, Piotr, on n'est pas encore arrivés sur la Nevski, non?
Je regardai son grand crâne pâle. Sur sa tempe battait une grosse veine sombre. On sentait une lourde fatigue dans la courbe de ses épaules, dans ses jambes tendues…
Ils marchaient, entourés de la fraîcheur amère de l'herbe coupée. Les fleurs aux coloris endormis, tamisés, tombaient à leurs pieds. Ils marchaient et chaque envolée de la lame couverte de rosée les portait au-devant de cette naissance du jour, fragile et silencieuse.
Ils marchaient et semblaient être seuls sur la terre. Très loin, par-delà les ondoiements argentés de la plaine se formait un long nuage mauve. Le vent sentait la vase, la fumée de la première cheminée allumée. Ils étaient seuls.
Tout seuls dans l'infini primitif et heureux de cette plaine. Tout seuls dans l'immensité de ce ciel du Nord…