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À ce moment, il reconnut la silhouette de Gaëlle sur la jetée. Plus frêle, plus mince que d’habitude. Malgré la flotte et le ciel d’éponge, elle lui semblait brûlée par un soleil incandescent. Le soleil qui hypnotisait le héros des Chants de Maldoror quand il éventrait ses victimes ou celui qui aveuglait Meursault, dans L’Étranger, quand il appuyait sur la détente. Le grand soleil blanc de la mort. Elle avait connu ce feu quand elle avait buté Mumbanza et ses hommes. Il la consumait maintenant de l’intérieur.

La vision disparut et Erwan distingua son sourire. Il comprit avec surprise qu’elle ne lui en voulait pas. Sous ses pieds, les roches rouges de l’île coagulaient et elle avait la grâce d’une vierge sculptée — comme si elle était la sainte patronne de l’île.

Il s’était préparé, comme d’habitude, à balancer quelques vacheries pour se défendre contre d’éventuels reproches mais d’un coup, il fut nu — il allait simplement serrer dans ses bras sa petite sœur et se diriger vers l’église.

129

« Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. »

Loïc ignorait de quel évangile sortaient ces paroles mais elles auraient pu figurer dans un sutra bouddhiste. Même éloge de la simplicité, même détachement pour les apparences. Le prêtre, par une sinistre ironie, était d’origine africaine. Loïc lui avait raconté en quelques mots le destin de Morvan mais lui avait interdit d’évoquer son passé congolais. Le religieux demeurait donc dans l’allusif, l’universel, à coups de citations d’apôtres.

Maintenant, il expliquait que la rigueur de Grégoire, sa foi dans des valeurs morales l’avaient « vêtu » plus richement que n’importe quelle course au fric ou au pouvoir. C’était à crever de rire — et l’officiant ne se doutait pas à quel point. Pourtant, par un suprême renversement, il disait vrai : Morvan, mort en essayant encore de transformer de la boue en or, avait aussi vécu sa vie dans la pureté « qui ne peine ni ne file » — pour l’amour de ses enfants.

Loïc éprouvait un étrange bien-être. Le cimetière de Bréhat se trouvait non loin de l’église Notre-Dame, cerné par un muret au-dessus duquel une crique s’ouvrait, dense et grise comme un lac. La pluie leur accordait un répit mais le vent avait pris la relève.

Des trois enfants Morvan, il était le seul Breton dans l’âme. Il avait conquis cette identité à force de régates, d’expéditions en mer, de beuveries dans les bars. À lui le claquement des voiles dans les yeux, la morsure du sel sur les lèvres : c’était ce qu’il avait eu de meilleur. Aujourd’hui encore, en fin de journée, quand il voyait rentrer des familles d’une randonnée en bateau ou d’un pique-nique au large, il surprenait sur les visages cette lumière particulière que donne la mer aux êtres humains.

Lui aussi avait connu ces retours voluptueux, ces crépuscules d’argent rose. Le problème était qu’il était déjà pas mal bourré et qu’il ne savait plus trop à quoi il devait ces émotions. Il avait admiré tout ça à travers le cul d’une bouteille. À l’époque, il croyait s’élancer vers la vie mais il était déjà en rade.

Un raclement lugubre le secoua dans ses rêveries : on descendait le cercueil. Il s’approcha. Le couvercle verni plongeait dans l’ombre : Loïc ne réalisait toujours pas. Il s’était occupé du moindre détail des obsèques et cela l’avait tenu, paradoxalement, à l’écart de l’essentiel. Sans compter l’aide précieuse de sa famille : coma de la mère, missions commando du frère…

Pour l’heure, cette boîte de bois n’était synonyme que de problèmes logistiques. Même aujourd’hui, il avait fallu chercher des volontaires pour la conduire jusqu’au cimetière — Mahé, le vieux Bréhatin de l’île nord qui s’occupait de leur maison, quelques autres bonnes pommes. Ils l’avaient portée ainsi, à l’épaule, à travers les ruelles étroites du bourg — et sous la pluie, bien sûr. Vraiment la mort du petit cheval.

— Vous voulez dire quelques mots ?

Le prêtre s’était adressé à Erwan — Loïc et Gaëlle avaient déjà prévenu qu’ils ne s’exprimeraient pas. L’aîné fit non de la tête avec son air des mauvais jours. Tout le monde s’écarta de la sépulture, sans le moindre geste d’adieu. Loïc avait prévu que chacun lance une agapanthe sur la bière — il en avait dégoté dans une pépinière — mais Erwan s’y était opposé : « Pas de pathos. » S’était ensuivie une engueulade. Comme d’habitude, le cadet avait capitulé. Après tout, Morvan aurait-il voulu des fleurs sur sa tombe ? Certainement pas.

Les ouvriers apparurent. On scella la fosse. À quoi pensaient les autres ? Ils étaient sans doute comme lui : dans un état second, n’éprouvant que le minimum syndical : le vent, l’ennui, le vide. Les grandes eaux viendraient plus tard. Ou pas.

Loïc observait surtout sa sœur. Elle avait perdu aujourd’hui sa luminescence. Elle affichait un teint gris qui rappelait la tristesse de draps sales, et ses yeux, jadis clairs comme de la glace, s’étaient assombris. Ses pupilles surtout, d’ordinaire taillées comme des diamants, s’étaient fluidifiées. Pas de larmes, non, une sorte de résignation liquide. Mais persistait toujours la grâce des traits : des lignes d’autant plus poignantes qu’elles s’étaient émaciées. Impossible de deviner ce qu’elle pensait ni ce qu’elle éprouvait et il ne voulait pas s’y risquer. Un piège à loup enfoui sous la neige.

Pour Erwan, c’était beaucoup plus simple. Il ne portait pas l’uniforme mais l’esprit y était. Manteau noir, costard de croque-mort. Sa tenue pour les scènes de crime. Il n’avait pas l’esprit militaire mais quand les circonstances le poussaient hors de son champ de compétence — exprimer ses sentiments par exemple —, alors il se caparaçonnait dans son armure et n’en bougeait plus. Son attitude, son expression auraient pu convenir à n’importe quelle cérémonie officielle. Une sorte de monument aux morts, standard et impersonnel. Pourtant, il vint à Loïc une autre image : droit sous la pluie, son frère ressemblait aussi à un paratonnerre qui absorbait les déchirements du clan et les renvoyait sous la terre.

— On y va ?

Loïc s’ébroua : Gaëlle se tenait à ses côtés, son bonnet et sa capuche superposés formant un double diadème sur son front. Il regarda autour de lui : les ouvriers étaient partis, la stèle était en place, pas un péquin ne traînait dans le cimetière. Ils avaient tout de même réussi cette prouesse : personne aux obsèques du célèbre Grégoire Morvan, à l’exception des trois membres valides du clan. « Qu’ils aillent tous se faire foutre ! » aurait dit le Vieux.

Ils auraient dû graver cette épitaphe sur sa tombe.

130

Les deux frères et leur sœur traversant à vélo l’archipel de Bréhat, ça valait le coup d’œil. Ils sillonnèrent le bourg jusqu’au pont Ar Prat pour rejoindre l’île Nord puis longèrent la baie de la Corderie jusqu’à l’amer du Rosédo, à l’ouest. Ils pédalaient sans dire un mot, alors que le grincement de leurs roues sciait la nuit qui s’avançait. Au loin, on entendait le ressac qui roulait sa mauvaise humeur.

Après l’île Sud, sa végétation méditerranéenne et ses maisons au coude à coude, ils retrouvèrent la lande pure, blocs de granit au garde-à-vous, plaines fluorescentes, où seules les fougères sont décoiffées. C’était la partie que Gaëlle préférait, sauvage et déserte, où le large crache ses vents âcres et un froid à se bouffer les dents.