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La balade — trois kilomètres dont pas mal de côtes — les avait réchauffés. Quand ils parvinrent à la maison familiale, le vieux Mahé, Breton typique qui semblait sortir d’un écomusée, les accueillit avec un air désolé. Même lui, le gardien historique de la baraque, n’avait pas osé rester au cimetière.

Il leur avait préparé un feu qui donnait un air rustique à un intérieur qui ne l’était pas du tout. Grégoire haïssait la campagne et il avait équipé sa demeure comme un loft parisien, avec cuisine américaine et électroménager dernier cri. Chacun lui savait gré de cette initiative : pas d’odeur de moisi ni de salpêtre dans les coins, pas de courants d’air glacés ni de draps humides. Le cahier des charges du citadin était strictement respecté : au chaud et au sec.

Côté déco, Morvan avait en revanche cédé à la facilité bretonne : cloisons en bois peint, images anciennes et photos aériennes de l’île aux murs, fatras de bibelots rappelant le large et les corsaires. Gaëlle n’y prêtait plus aucune attention — cette imagerie naïve avait bercé son enfance. Ce qu’elle y décelait était plutôt touchant : la sempiternelle volonté de son père de faire croire à ses racines de navigateur — comme lorsqu’il pilotait son hors-bord Boston Whaler en se donnant des airs de loup de mer.

Après une douche brûlante, elle s’installa dans un fauteuil du salon, face aux bûches qui craquaient comme des os dans la cheminée. L’idée était d’être au calme mais les frères s’engueulaient à nouveau dans la cuisine. Le motif cette fois : la vente de la maison. Erwan, qui n’en était pas à une brutalité près, affirmait qu’il fallait se débarrasser au plus vite de cette « merde à volets bleus » alors que Loïc expliquait que Milla et Lorenzo aimaient y passer leurs vacances.

— Tu veux qu’ils apprennent le breton aussi ?

Gaëlle se leva et enfila un ciré : elle en avait marre d’entendre ces deux coqs jouer des ergots pour surtout ne pas assumer leur chagrin. Elle partit sans même les prévenir et retrouva la nuit marine, aux odeurs de javel.

La pleine lune se levait et on pouvait discerner les profils ciselés des pins noirs sur le ciel indigo. Bréhat sous cet angle avait des airs de paysage japonais. Elle ne la voyait pas encore mais elle sentait la marée basse. La crique derrière la maison exhalait déjà des relents d’iode et de varech. Les vagues refluaient avec des petits rires.

Elle traversa le jardin, se prit les pieds dans les dragues à praires et les casiers à crabes (le Vieux se piquait aussi de pêche), monta sur le coteau puis engloba d’un regard le grand cirque de sable humide et de flaques éparses qui miroitaient sous la lune. Seuls les enfants aiment la marée basse — le grand moment de la pêche à pied. Mais elle, elle l’appréciait toujours : le paysage avec ses laminaires échouées, ses vasières béantes avait un côté écorché vif qui lui plaisait. Elle adorait ces heures où la mer tire sa révérence, ne laissant que des effluves de bois mouillé, des relents de sexe triste…

Elle s’assit au sommet du coteau et se roula une cigarette, ce qui lui rappela de nouveau Audrey et sa mort horrible. La seconde suivante, elle se vit abattant les trois ogres dans la chambre suisse. Tout ça lui paraissait parfaitement irréel — et vain. Tant de sang au bord du précipice et que restait-il sinon le vide ? Elle n’était même pas accro de voir Pharabot arrêté ou abattu, comme l’étaient ses deux frères.

Elle fuma sa clope et s’ennuya rapidement. Elle se la jouait toujours misanthrope, limite sociopathe, mais elle s’ennuyait dès qu’elle était seule — et particulièrement dans la nature. Elle se releva et fit le tour de la crique, pour la forme, puis longea les pins qui ondulaient dans le vent. Le plus bizarre était le silence : la mer s’éloignait, il ne restait plus que les pierres. Elle balança son mégot et décida de rentrer — non seulement elle s’emmerdait mais elle avait les jetons.

Quand elle pénétra dans la maison, les deux frères mettaient la table tandis que Mahé s’affairait dans la cuisine. Elle s’y glissa pour boire du thé chaud — toujours prêt dans un thermos. Le vieux Breton se livrait à un vrai carnage dans l’évier : praires, couteaux, coques déjà ouverts s’accumulaient au fond alors qu’il cassait des carapaces de crabes.

— Si vous avez pas envie de fruits de mer, commenta-t-il en envoyant des giclées un peu partout, j’ai aussi pris du boudin.

Gaëlle renonça à son thé et alla vomir dans la salle de bains du rez-de-chaussée, jouxtant sa chambre. Elle se rinça la bouche. La bile lui brûlait encore la gorge et ses parois intestinales semblaient avoir été nettoyées à l’acétone mais elle se sentait légère, vidée, sereine. Elle s’observa dans le miroir : ses traits étaient détendus, épanouis. L’anorexique n’aspire à rien d’autre : se dématérialiser, s’envoler sur une goutte de pluie, comme les fées minuscules des livres d’enfant.

Dîner lugubre. Les deux frangins se faisaient toujours la gueule et elle n’avait pas envie de jouer les médiateurs. Les rares paroles tournèrent autour d’histoires de bateau : Mahé avait sorti le Boston, on se demandait pourquoi, Loïc évoquait des problèmes mécaniques qui survenaient l’hiver, Erwan répondait par monosyllabes, Gaëlle n’y comprenait rien.

Elle pensait qu’on allait se coucher là-dessus mais au moment de se lever de table, Erwan prit un ton d’imprécateur pour ordonner :

— Allons dans le salon, il faut que je vous parle.

Gaëlle se mordit les lèvres, Loïc grogna. Erwan allait sans doute aborder la question de l’héritage : cash planqué en Suisse, actions dans des sociétés obscures, parts dans des mines creusées dans des roches dures — le plus dur étant de prononcer le nom des régions où elles se trouvaient —, le tout sur fond de combines et d’illégalité. Sans compter que Morvan laissait autant de pognon que d’ennemis — il faudrait se battre pour récupérer ce patrimoine.

Or, ils avaient toujours été d’accord : pas question de toucher à cette manne. Aucun d’eux ne souhaitait vivre sur la bête — une bête crevée et honnie. Mais Gaëlle ce soir ne se sentait déjà plus aussi résolue. Elle se glissa dans le fauteuil qu’elle occupait avant le dîner. Pour l’heure, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était ronronner près du feu et écouter.

Soudain, une autre crainte : on allait évoquer le coma de Maggie. Débrancher ? Pas débrancher ? Un tel dilemme supposait de mettre ses tripes sur la table et là, ce serait au-dessus de ses forces. On avait évité le mélo au cimetière. Allait-on y avoir droit ce soir ?

Bien sûr, Erwan leur avait préparé encore un autre dessert :

— Vous n’avez jamais su pourquoi j’étais parti en Afrique.

Gaëlle comprit d’un coup que l’inhumation n’avait été qu’une formalité — les vrais bouleversements étaient pour maintenant. Debout près de la cheminée, son frère se mit à parler d’un ton monocorde, presque absent, tout en fourrant des bûches dans l’âtre comme s’il nourrissait la grande chaudière de la vérité.

Durant deux heures, dans un silence scandé par les gouttes de l’averse et le claquement des braises, il leur raconta une histoire insensée sur les origines de leur père. Tout le monde s’était toujours douté que le Padre n’était ni breton ni l’héritier d’une dynastie de chouans, mais personne ne s’attendait à une femme tondue à la Libération, à un petit garçon séquestré, à une mère vicieuse au front gravé d’une croix gammée, se livrant à des sévices sexuels sur son propre fils avant de mourir et de pourrir auprès de son Kleiner Bastard.

Gaëlle était abasourdie, déchirée entre le désespoir de n’avoir jamais compris son père — de n’avoir même jamais soupçonné la vérité — et la honte de s’être toujours plainte, elle, la petite fille à papa. En même temps, elle en voulait au Vieux qui ne lui avait rien dit et à son frère qui aurait dû leur balancer la vérité dès son retour — elle aurait au moins enterré son père en connaissance de cause.