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Loïc ne mouftait pas. Il était coutumier du fait — lors des réunions familiales, il cultivait le retrait au point de s’endormir dans son coin. Pourtant ce soir, Gaëlle était certaine d’une chose : il ne dormait pas. Elle sentait sa tension comme un orage qui menacerait de cracher un éclair à travers la pièce.

Erwan enquilla sur l’acte deux. Lontano, 1969. Si cela était possible, l’histoire était plus extravagante encore. L’Homme-Clou, Gaëlle connaissait. Les horreurs qu’il avait commises dans la ville minière du Katanga aussi. La vérité était plus complexe. La septième victime, Cathy Fontana, maîtresse de leur père, n’avait pas été tuée par l’Homme-Clou mais par Morvan lui-même. Du moins avait-il commencé le boulot, achevé ensuite par Maggie et un obscur psychiatre du nom de De Perneke. À cet instant, Gaëlle voulut se lever mais Erwan, toujours debout, eut un geste : « Ne bouge pas. »

Du pur cauchemar — la remise à bateaux où leur propre mère avait torturé une infirmière innocente —, il passa au mélodrame. Cathy Fontana avait un enfant — ce que tout le monde ignorait. Cet enfant était de Morvan. Cet enfant était Erwan.

Cette fois, Gaëlle bondit de son fauteuil.

— Reste assise !

— Non. J’ai ma dose.

— Tu ne veux pas connaître la suite ?

— La suite, on l’a tous vécue, connard.

Elle fila dans sa chambre et se jeta sur son lit sans allumer. Non seulement l’avenir n’existait plus mais le passé non plus. Tout avait toujours été faux, tronqué, manipulé. Elle n’était pas la fille d’une barbouze pour rien. Leur destin n’avait été qu’une longue intox.

Elle plongea son visage dans son oreiller comme pour s’étouffer. Recroquevillée sur la couverture, elle réalisa qu’elle était en mode crise de larmes qui annonçait l’étape suivante : sommeil de mort. Mais non : pas la queue d’un sanglot ni la moindre trace de fatigue. Elle n’était qu’un voltage de souffrance, éprouvant une nausée atroce, comme lorsqu’on se couche complètement bourré et que tout chavire autour de soi. Là ce n’était pas le sol qui tanguait : c’était sa vie. Tous ses repères, déjà fragiles, s’étaient inversés. Son frère n’était plus vraiment son frère. Son père se transformait en victime. Sa mère en meurtrière…

Elle ferma les yeux de toutes ses forces pour chasser le vertige qui la menaçait. Au fond de son âme, elle ne voyait qu’un grand gouffre, d’une sécheresse de sable. Pas de fond, jamais d’eau. Seulement une chute aride qui n’en finirait jamais. La tête enfoncée dans le tissu, elle hurla à se brûler les cordes vocales.

Elle avait pris perpète et il n’y aurait pas de remise de peine.

131

Le claquement le réveilla en sursaut.

Un bref instant, Erwan ne sut plus où il était — ni même qui il était. Puis tout lui revint : l’enterrement, la maison de Bréhat, le conciliabule autour du feu. Mais les éléments restaient flous, fragmentaires, mal ordonnés.

Coup d’œil à sa montre : 6 h 40. Il avait dormi d’une traite, sans rêve ni réflexion. Maintenant, le froid le saisissait et le vent sifflait doucement le long des chambranles des fenêtres.

Nouveau claquement.

Un volet au rez-de-chaussée. Il se décida à se lever — plutôt pour se faire un café que pour refermer le battant récalcitrant. De toute façon, il ne se rendormirait pas. Il s’assit sur son lit et se frotta le visage. Il avait encore l’odeur du feu dans les narines et la gorge irritée d’avoir trop parlé. Avait-il bien fait de tout balancer aux autres ?

Il attrapa son portable sur la table de chevet et le mit en position torche. Il chercha ses Timberland qu’il enfila sans les lacer, le mobile entre les dents. Dans le couloir, il prit conscience du calme du dehors. Ni bourrasque ni pluie, une sorte d’absence qui ne ressemblait pas à la Bretagne, comme si les côtes rouges elles-mêmes s’étaient assoupies pour laisser un répit aux humains.

Pourtant, le volet battait toujours. Inexplicablement, la peur jaillit, montant à la fois dans son cerveau et nouant ses tripes. Il descendit l’escalier. Dans l’obscurité, les murs de bois cérusé exhibaient leurs marines et leurs photographies fantomatiques.

Le bruit de nouveau. Aussi sec qu’une détonation. Salon ou cuisine ? Non : tout était fermé de ce côté. Il remarqua sur sa gauche la porte d’entrée entrebâillée. La peur, de nouveau. Il l’avait lui-même verrouillée avant d’aller se coucher. Loïc ? Il songea à ses insomnies et ses problèmes de sevrage.

Il s’avança sur le seuil : rien à signaler. Il prit le temps d’admirer le paysage. La nuit était plus claire que l’intérieur de la maison. Sous la lune, aussi jaune qu’un citron coupé, la lande offrait un tableau phosphorescent. Les heures nocturnes avaient fait le ménage, balayant pluie et nuages, révélant un ciel de faïence indigo éclaboussé par des millions d’étoiles. Plus loin, au-delà des rochers qui dans cette lumière évoquaient des blocs de marbre blanc, se déployait une mer lisse, vernie, et comme fissurée à l’infini.

Erwan verrouilla la porte, déjà frigorifié, et retourna à la cuisine. Il n’eut pas le temps d’allumer que le claquement retentit à nouveau. Fuck. Il revint sur ses pas et réalisa que la chambre de sa sœur était ouverte. La fugueuse de l’aube ?

— Gaëlle ? appela-t-il à mi-voix.

Il tenait toujours son portable en position torche, mais dirigé vers le sol.

— Gaëlle ?

En pénétrant dans la pièce, il aperçut le carré bleu de la fenêtre ouverte. Lentement, il releva sa lampe : Gaëlle n’était pas dans son lit. Machinalement, il passa son faisceau autour du sommier puis…

Son geste se bloqua. Cœur à l’arrêt. Sang pétrifié. Même son cerveau se refusait à produire la moindre pensée. La dernière qu’il avait conçue avait enrayé la machine.

Gaëlle était morte.

Un seul coup d’œil sur son corps au pied du lit lui suffit. Vingt ans à bitumer et à tutoyer les cadavres, aucun doute de ce côté. Il s’obligea à braquer le rayon sur le corps. Gaëlle se tenait à l’oblique du sommier, la tête tournée vers la porte de la salle de bains. Sa position rappelait celle d’Audrey à Louveciennes — paumes relevées, bras en angle droit — mais une cambrure traversait tout son corps comme un éclair de mort.

Elle avait été égorgée. Un coup net d’Opinel dans la gorge, une ou plusieurs carotides sectionnées et le cœur avait déversé toute la vie de sa sœur sur le carrelage. La flaque dans laquelle elle baignait évoquait une auréole macabre, luisante comme de l’encre de Chine.

Avec un temps de retard, Erwan réalisa qu’il était en train de mordre sa main libre pour ne pas crier — il ne voulait pas réveiller Loïc. Pas maintenant. Pas tout de suite. Regarde encore.

Le tueur avait travaillé vite, avec la dextérité d’un chasseur. Après avoir dénudé l’abdomen, il avait pratiqué, d’un geste sûr, une incision verticale d’une trentaine de centimètres au milieu du ventre et écarté les bords de la blessure. À l’évidence, il avait fourragé dans le sang et les viscères — pour quoi faire ? Y glisser quelque chose ? Pratiquer des ablutions d’épouvante ? Prélever des organes ?

— Qu’est-ce qui se passe ?

Loïc derrière lui. Erwan baissa d’un coup sa torche et revint vers le seuil.