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Gorce, qui scrutait la côte derrière le hublot, abandonna ses jumelles et vint s’asseoir près d’Erwan. Il écarta une oreille de son casque émetteur et cria :

— Les gars que tu vois là sont les meilleurs pilotes de leur promotion. Sur terre, ce sont les combattants les plus fiables sur qui je puisse m’appuyer. Ils se feraient couper un bras pour ma pomme.

— C’est prévu, non ?

La phrase de provocation — allusion au programme no limit et aux automutilations que Gorce exigeait de ses hommes — lui avait échappé.

— Recommence pas avec tes conneries ! cracha le lieutenant en retournant à son poste d’observation.

Erwan acquiesça d’un signe silencieux. Pas le moment de jouer au malin, en effet. Avec Loïc, ils étaient maintenant vêtus comme leurs hôtes : veste et pantalon de treillis de type guérilla, en toile hydrofuge et ignifugée, gilet tactique d’assaut, équipement radio de tête… Il ne leur manquait que le principal : le fusil FAMAS F1 5.56 x 45 mm avec aide à la visée et le calibre de poing HK USP semi-automatique 9 x 19 mm Para. Gorce n’avait rien voulu entendre : les Morvan pouvaient participer à la battue mais ils devaient rester en retrait. S’ils tombaient sur la bête, ils ne pourraient qu’aboyer, c’est-à-dire prévenir les autres par radio. Tout ça n’était déjà pas si mal — et pour dire la vérité miraculeux.

Ils avaient déjà couvert les deux tiers de la distance séparant Bréhat de Locquirec et venaient de dépasser la réserve naturelle des Sept Îles sans apercevoir une embarcation susceptible d’être celle de Pharabot. Le doute : le tueur avait peut-être filé vers la baie de Saint-Brieuc, à l’est ? Dans ce cas, ils lui tournaient carrément le dos.

— On arrive dans la baie de Lannion ! hurla Gorce pour couvrir le fracas des rotors. On va se rapprocher des côtes et descendre. C’est marée basse : ton gars ne peut plus aller très loin. Dès qu’on le repère, on lui chie quelques rafales et on se pose.

Erwan éprouvait une profonde reconnaissance envers le lieutenant — et aussi une forme d’admiration : ce soldat qui avait essayé de le tuer deux mois auparavant avait, sur un coup de fil, balayé tout grief. Il n’aurait pu trouver meilleur partenaire : ses qualités de chef militaire et sa capacité à réagir dans l’urgence, hiérarchie ou pas, étaient exceptionnelles.

— Et si on le repère pas ? demanda-t-il en écho à ses propres incertitudes.

— Ça signifiera que même pour un flic, t’es vraiment plus con que nature.

— C’est tout ?

— Non. Ça peut aussi vouloir dire qu’il est allé plus vite que prévu et qu’il a réussi à accoster aux alentours de Locquirec. On survolera alors la zone et on se le fera dans la lande.

— Et s’il atteint l’UMD ?

— On ira le chercher là-bas.

— Même en cas d’otages ?

Gorce éclata de rire :

— T’es sûr que tu veux le choper, ton salaud ? Sinon, on peut rentrer tout de suite.

Erwan se rencogna sur son banc. Il ne devait pas flancher ni se torturer les méninges. Prendre modèle sur ces guerriers qui se lançaient dans l’aventure sans la moindre question.

Il se leva et observa le littoral par un des hublots. Le jour qui se levait prenait le long des côtes des reflets kaki tout à fait appropriés. Les rochers noirs baignant dans des flaques de vase évoquaient des grumeaux de mazout. Laminaires, varech et autres algues jonchaient le sable humide.

Erwan se prit à imaginer Pharabot, avec sa capuche noire et son calibre, courant dans ce paysage désolé. Parfaite sépulture. Mais combien de balles lui restait-il ? Pas moyen de se souvenir du nombre de coups de feu tirés à la blanchisserie et à bord de son Zodiac.

La voix du capitaine le rappela à la réalité :

— On va dépasser la pointe de Locquirec. Y a que dalle…

— Charcot est plus loin.

— Si on n’aperçoit pas le pneumatique maintenant… Putain !

Chacun tourna la tête dans la direction que Gorce désignait, les yeux vissés dans ses optiques :

— Il a abandonné son canot…

Erwan lui arracha les jumelles et fixa le point à trente degrés au sud-ouest. Un Zodiac de moyenne envergure reposait dans une flaque près d’une grosse bouée jaune — le GPS indiquait : « Plage du Moulin de la Rive ». La surface noire et brillante du pneumatique évoquait le corps huilé d’un phoque.

Au-delà d’une ligne brisée de rochers, des coteaux verdoyants protégeaient une route puis des champs de culture. De nombreuses maisons blanches aux toits gris étincelaient aussi parmi les massifs d’arbres, tous volets clos. Aucune trace de Pharabot.

Gorce reprit ses jumelles et s’adressa à sa troupe — il tenait aussi dans sa main un écran GPS, affichant leur position et celle de l’UMD :

— Y a que trois ou quatre possibilités pour remonter jusqu’à l’asile. (De l’index, il désignait plusieurs chemins qui se découpaient, très nets, parmi les surfaces vertes et grises.) On va se poser sur la plage et se déployer par groupes de deux. Inutile de survoler les terres : il peut se planquer dans les jardins des baraques, dans les bois, sous les arbres qui bordent les sentiers. Maintenant, c’est à pied et c’est la chasse au tigre.

Erwan imaginait la tête des locaux quand le Super Puma atterrirait entre les bouées jaunes et les drapeaux de baignade.

— On sait où il va et il n’a pas beaucoup d’avance. Six à sept minutes à tout casser.

— Comment tu peux en être sûr ? demanda Erwan.

— À cause de la marée, intervint Loïc.

— Ton frère est plus doué que toi, persifla Gorce en tendant son écran. Là-dessus, le reflux est calculé à la seconde près. Si on prend comme repère la position du Zodiac, on peut estimer le moment où il a été contraint de l’abandonner.

Erwan la ferma : il était entouré par des guerriers plus efficaces et plus malins que lui, Loïc compris.

— On n’a plus qu’à courir et à le trouver, reprit Gorce. On avance deux par deux, à l’enculette. Les premiers qui aperçoivent l’objectif préviennent les autres. Facile, non ?

— Et nous ?

— Tu comprends le français ? Avec ton frère, vous formez un binôme : on vous largue sur le chemin le plus éloigné, histoire de réduire vos chances de tomber sur le salopard. Si vous voyez la bite à Paulo frémir, radio, et on débarque.

— Il est armé. On doit être équipés…

— Un GPS et une radio, Morvan : c’est tout ce que t’auras. Pas question de te filer un fusil de l’armée pour que t’allumes ton suspect.

Insiste encore — Loïc l’avait prévenu que les pilotes lui avaient pris son calibre. Erwan se pencha et scella son regard dans les yeux du lieutenant, blindés comme des cartouches de M16.

— Gorce, tu sais qui est ce mec, il a…

L’autre fit claquer la culasse du semi-automatique en guise de point final.

— Tu m’as appelé, je suis venu. Maintenant, c’est de notre ressort. Je laisserai jamais un connard de flic intervenir dans une opération militaire. Laisse faire les pros.

L’hélicoptère perdait de l’altitude. Le paysage se précisait. Les forêts de la côte. La route bitumée. Les cultures et les maisons de villégiature. Un véritable labyrinthe.

— On arrive, annonça Gorce. On va descendre voir plus près si j’y suis.

Il fit un geste énigmatique qui déclencha un frémissement sur les bancs. Les gueules des soldats se fermèrent comme on chambre une arme. Erwan regarda son frère qui semblait avoir gagné lui aussi quelques degrés sur sa propre échelle de Richter.