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La guerre commençait. À condition que l’ennemi soit là.

134

Quelques minutes plus tard, Loïc et Erwan crapahutaient à flanc de coteau, se cassant les chevilles sur les cailloux pour atteindre la route du littoral. Ils franchirent la bande de bitume — pas une voiture — puis s’engagèrent sur le sentier qui s’enfonçait dans un sous-bois. Par réflexe, Erwan jeta un dernier regard à la plage où le Super Puma vrombissait encore, soulevant des colonnes de brume d’eau autour de lui. Les soldats avaient déjà disparu.

Après quelques mètres à couvert, les frères retrouvèrent la lande qui ressemblait ici à une autre mer. L’herbe verglacée brillait par endroits à la manière d’une houle huileuse. Des crêtes de granit surgissaient du sol comme des récifs.

Parvenus au sommet d’un nouveau tertre, ils englobèrent le point de vue à cent quatre-vingts degrés : des bois, des champs, des maisons fermées. Pas le moindre humain. Aucune trace des soldats et encore moins de Pharabot. Ils se regardèrent, haletants : ils n’avaient pas froid — merci les treillis hydrofuges — mais ils étaient déjà épuisés.

Ils repartirent sans un mot. Surtout ne pas s’arrêter ni réfléchir. L’écran GPS d’Erwan n’offrait pas plus d’informations qu’une simple carte touristique. Aucune localisation pour Gorce et ses hommes. Aucune indication sur la route à suivre. Seul le point lumineux indiquant l’institut Charcot les guidait — ils se trouvaient à environ un kilomètre de l’UMD, au sud-est de l’objectif.

Erwan prit une décision : en quittant le sentier et en filant à travers champs, ils pouvaient gagner du temps et rattraper la vraie traque. Pharabot ne devait plus être qu’à quelques centaines de mètres de l’unité. Sans un mot, il montra l’écran à Loïc et eut un geste explicite. Ils coururent, faisant craquer l’herbe rêche sous leurs pas.

Une pinède. Leurs pas étaient maintenant étouffés par les aiguilles mortes. Les arbres se tenaient à une distance raisonnable les uns des autres mais leurs branches tissaient un réseau serré qui effilait la lumière comme une toile d’araignée. À cet instant, Erwan se souvint des pauvres bizutés lâchés à moitié nus et couverts de merde dans la lande, poursuivis par Gorce et ses chasseurs. Ils étaient aujourd’hui à peine mieux lotis et s’ils croisaient Pharabot, l’affaire ne se réglerait pas à coups de paintballs.

Soudain, il saisit la vérité : Gorce n’avait jamais eu l’intention de les aider. Il n’avait pas oublié ses idées de vengeance. Il les avait balancés sans arme ni soutien, devinant qu’Erwan serait incapable de renoncer à l’affrontement et se démerderait pour rattraper Pharabot avant qu’il ne gagne l’institut. Un Pharabot armé qui les abattrait sans hésitation. Stratège militaire, Gorce avait abandonné les Morvan à leur sort — c’est-à-dire à leur tueur. Plus que deux…

Au bout de la forêt, le paysage changea radicalement. Face à eux s’ouvrait une prairie aux hautes herbes cernée de bois sur ses quatre côtés, où broutaient de grosses vaches paisibles. Cette quiétude lui parut de mauvais augure : une nouvelle invitation à s’endormir sur ses lauriers. Il passa sous les fils barbelés et stoppa Loïc d’un geste, façon service d’ordre.

— Toi, tu restes ici.

— Mais…

Erwan lui donna la VHF par-dessus la clôture.

— Pharabot est peut-être planqué dans le coin. Si tu le vois sortir, tu utilises la radio. Moi, je continue d’avancer.

— Pourquoi tout seul ?

— Parce qu’on ne sait pas où est le salopard. Il peut jaillir de n’importe où, à n’importe quel moment. Pas la peine de jouer à deux aux pigeons d’argile. Quand j’ai atteint la clôture d’en face, je te fais signe et tu me rejoins.

Loïc acquiesça, la mine crispée.

— Reste à couvert sous les pins et surveille la lisière pendant que je traverse.

Sans attendre de réponse, il s’élança, laissant son frère derrière la clôture. En quelques pas, il avait déjà oublié la mer, la plage, les rochers. Il aurait pu être dans n’importe quel pâturage du centre de la France. Tout danger aussi semblait avoir disparu. Sous le ciel bleu qui moutonnait, entouré de bonnes vaches laitières, difficile de se convaincre qu’on était la cible d’un tueur psychopathe. Pour l’instant, le risque principal était de mettre le pied dans une bouse.

Pourtant, une fois au milieu du champ, il ralentit, se sentant à nouveau surexposé — et même épié. En même temps, il était encore à près de deux cents mètres des bois. Impossible d’être atteint à cette distance.

Il repartit vers la clôture d’en face, se rapprochant par voie logique d’un possible danger. Mais au fond, quelles chances avait-il de tomber sur Pharabot ? Aucune, à moins que le tueur ait décidé de faire un pique-nique sur leur route.

Parvenu aux barbelés, il avait perdu toute détermination. Il se baissait pour passer la clôture quand une balle le frappa en pleine poitrine.

135

Erwan fit un tour sur lui-même, bizarrement sans chuter. Il voulut se mettre à couvert mais ne parvint qu’à chanceler. Qui avait tiré au juste ? D’où ? Il songea à Gorce et ses talents de sniper. Non, pas Gorce : son code d’honneur lui aurait interdit de le tirer comme un lapin.

Il prit appui sur le fil barbelé alors qu’une douleur suffocante lui déchirait le torse.

Deuxième balle.

Il fut projeté en arrière et tomba sur le dos. La détonation résonnait dans le soleil. Loïc avait dû l’entendre. Et alors ? Tout ce qu’il pouvait faire, c’était prévenir Gorce par VHF et rester planqué. Combien de minutes pour rappliquer ? Deux ? Trois ? Cinq ? Dix ? Largement le temps de mourir.

Erwan groupa son corps et progressa à quatre pattes vers la clôture. Se cramponnant à un poteau, il sondait l’orée de la forêt — Pharabot se planquait à quelques mètres, il en était certain. La douleur irradiait dans sa poitrine. Il n’avait toujours pas regardé sa blessure. Il cherchait plutôt à se souvenir si son gilet tactique possédait des propriétés antiballes. Il porta enfin sa main à son torse. Les plis du tissu, visqueux et chaud : trempés de sang.

Des bruissements de feuilles lui firent lever les yeux. Thierry Pharabot venait de surgir, à une dizaine de mètres sur sa droite. Il tenait encore son bras plié, coude en retrait, façon cow-boy. Il avait tiré à couvert des bois et sa précision révélait une vraie expérience des armes à feu — les beaux restes de son passé de chasseur au Zaïre.

Par réflexe, Erwan rentra la tête dans les épaules et vit Pharabot se glisser sous les fils barbelés. Durant une fraction de seconde, il songea à un catcheur montant sur le ring. Le match du siècle.

Il se laissa retomber sur le flanc droit, bras serré sur son ventre, et regarda son adversaire s’avancer lentement. Sa gueule n’avait rien à voir avec le portrait qu’avaient donné les spéculations du logiciel de vieillissement. Il portait de grosses lunettes, modèle Sécu. L’œil droit, démesurément agrandi, paraissait près de sauter de l’orbite. L’autre au contraire, à demi fermé, semblait avoir été enfoncé à coups de poing. Toute chair avait quitté ce faciès, offrant un relief acéré — pommettes aiguës, joues creuses, mâchoires proéminentes. Le pire était la grimace qui retroussait ses lèvres et découvrait ses dents jaunâtres.

Une autre balle.

Cette fois, le sorcier avait tiré le bras tendu.

Erwan tressauta, sa tête pantelante retomba en arrière parmi les herbes humides. La mort est dans le pré… Épaules au sol, le décompte pouvait commencer. Un, deux, trois… Se noyer dans l’infini des cieux avant de s’éteindre. Quatre, cinq, six… Combien de balles restait-il au salopard ? Sept, huit, neuf… Il apparut dans son champ de vision et occulta le soleil, pointant son calibre juste au-dessus du visage d’Erwan.