Combien de balles te reste-t-il, enfoiré ?
Pharabot appuya une nouvelle fois sur la détente. Un clic en réponse — arme enrayée ou chargeur vide. Il regarda fixement son arme, hébété, puis la balança au loin, attrapant Erwan par le col et le traînant vers la clôture. Il le poussa contre les barbelés, l’enjamba alors que, dans un grognement, il arrachait du poteau le plus proche le fil supérieur de la clôture. Hagard, Erwan nota sa force : le Babadook ressemblait à un clochard délabré mais les vitamines du bon docteur Lassay lui avaient conféré une puissance surnaturelle.
D’un seul geste, Pharabot enroula autour de la gorge d’Erwan son garrot hérissé d’épis métalliques et, appuyant son genou sur son torse blessé, tira de toutes ses forces. Erwan ne percevait plus rien à l’exception d’une douleur noire qui le traversait de haut en bas.
Pharabot tira encore, les deux poings serrés sur le fil. Erwan haletait comme un poisson à l’agonie : son sang ne montait plus jusqu’à son cerveau mais se déversait à hauteur de sa gorge. Il n’allait même pas revoir sa vie en accéléré. Il devrait se contenter de cette sale gueule bavant au-dessus de lui.
Les barbelures s’enfonçaient toujours. Plus moyen de remuer les membres. Le froid de la mort gagnait ses os. Son rythme cardiaque ralentissait. Des formules émergeaient à la surface de sa conscience comme des bulles volcaniques : « La lame a coupé le larynx au niveau de la glotte », « La pointe a percé l’œsophage et les jugulaires externes », « La blessure est située entre les muscles sterno-cléido-mastoïdiens »… Son propre rapport d’autopsie…
Et puis soudain la moitié du visage de Pharabot qui part en débris sur fond de ciel bleu. Chair, os et yeux se dispersent dans la clarté matinale. La pression du câble se relâcha d’un coup. La tête d’Erwan retomba, menton sur la poitrine. Dans un ultime effort, il leva les yeux et aperçut, très net sur le mur des pins au loin, Loïc courant vers lui. Plus net encore : le calibre dans sa main. Celui que les soldats n’avaient en réalité pas trouvé et que Loïc avait conservé en douce pour buter l’assassin de sa sœur.
Erwan s’efforça de ne plus respirer pour économiser ses dernières gouttes de sang. Pas facile. Encore une fois, des mots absurdes envahissaient sa cervelle : « portée de tir », « tenue sur trajectoire », « énergie dissipée », « puissance du vent », et aussi pas mal d’autres termes de balistique dont il avait oublié le sens. Tout un tas de paramètres qui rendaient aléatoire le sort d’une balle tirée à cette distance.
Pas pour Loïc.
Par un prodige de virtuose, il avait réussi à toucher sa cible à plus de deux cents mètres — et pas qu’un peu : le fait qu’il lui ait tout simplement éclaté le crâne signifiait qu’il avait conservé l’énergie maximale de la balle et maintenu sa trajectoire dans toute sa pureté. Loïc avait conclu un pacte avec le plomb et le feu.
Juste avant de s’évanouir, Erwan perçut un bourdonnement au-dessus de sa tête. Il essaya de bouger, le collier de barbelés lui interdisait tout mouvement et ses paupières devenaient trop lourdes. Pourtant, malgré le glas de son cœur, de plus en plus lent, de plus en plus sourd, il identifia le Super Puma.
Ils étaient repérés. Ils avaient gagné. Il allait être sauvé. En un bref sursaut, Erwan ouvrit les yeux et cilla face au soleil. Dans un éclair blanc, il mit une seconde à saisir ce qu’il voyait : parmi les herbes couchées par le souffle des pales, Loïc à genoux sur Pharabot lui arrachait ce qui lui restait de visage en hurlant le nom de Gaëlle.
136
Loïc était seul aux funérailles de Gaëlle. Et Gaëlle était seule dans le caveau de Montparnasse.
Il n’avait prévenu personne, à l’exception de Sofia qui avait voulu l’accompagner. Il avait refusé. Ces obsèques achevaient un chemin de croix qu’il avait mené en solitaire durant quatre jours, d’abord à Brest, à la morgue de la Cavale blanche, puis dans la salle frigorifique d’une entreprise parisienne de pompes funèbres : la même qui avait mis leur père en bière. Après l’autopsie, il avait fait venir de Paris le meilleur thanatopracteur pour qu’il refasse une beauté à Gaëlle (il s’était battu avec Clemente, le médecin légiste brestois, pour qu’on ne lui rase pas la tête). Il l’avait ensuite habillée lui-même dans une pièce aussi froide qu’une chapelle, l’odeur d’encens en moins, puis avait supervisé son transfert en avion. Le trajet inverse, à quelques détails près, de celui qu’il avait organisé pour le cercueil de son père.
Depuis l’affrontement avec Pharabot, Loïc était un somnambule prisonnier de son cauchemar. Fixant son objectif — offrir des obsèques discrètes et irréprochables à sa sœur —, il n’avait jamais regardé ailleurs, repoussant toute pensée qui n’aurait pas concerné ces procédures. Lâcher la bride à son esprit, c’était le faire exploser. Il avait navigué ainsi, de jour comme de nuit, toutes voiles baissées, moteur en bas régime, redoutant le grand vent du désespoir et de la folie qui guettait.
Par miracle, Erwan avait survécu. L’hélicoptère l’avait directement transféré à la Cavale blanche — à ce moment, il avait sombré dans le coma. « Tant mieux », avaient dit les toubibs. Pour subir les interventions que son état nécessitait, mieux valait ne plus avoir conscience de rien. Erwan avait reçu trois balles. La première l’avait atteint sous la clavicule gauche, traversant les tissus puis ricochant sur l’omoplate avant de ressortir. Cette blessure, pourtant la plus proche du cœur, était la moins grave. La deuxième balle avait pénétré l’abdomen, dévié son trajet après avoir frappé la douzième côte puis s’était enfouie dans l’estomac. Son extraction avait demandé plus de deux heures de travail. Le troisième projectile s’était logé dans l’aine droite, détruisant muscles et tissus mais sans toucher le moindre organe.
Le plus critique avait été de stopper l’hémorragie interne et de réparer la gorge. Les barbelés avaient déchiré la trachée, le larynx et touché l’œsophage. Après avoir suturé les plaies, les médecins s’étaient attaqués aux cordes vocales, aux muscles thyro-aryténoïdiens et aux bandes ventriculaires. Plusieurs heures supplémentaires avaient été nécessaires et les chirurgiens — dont deux venus du Val-de-Grâce — n’étaient pas optimistes.
Vingt-quatre heures d’attente encore pour être sûr que le pronostic vital n’était plus engagé mais la question des séquelles demeurait entière : le foie avait morflé et il était peu probable qu’Erwan retrouve l’usage de la parole. Loïc avait accueilli cette dernière nouvelle avec fatalisme : ce qui comptait, c’était que l’aîné reste à bord. De toute façon, s’était-il consolé dans son hébétude, Erwan n’avait jamais été très bavard.
Loïc avait pris une chambre à Brest mais n’y avait pas mis les pieds. Il campait à l’hôpital et, quand il n’était pas au chevet de son frère, il se tenait, deux étages plus bas, auprès de la dépouille de sa sœur. Il demeurait là, les yeux exorbités, à l’observer. Parfois, il lui parlait à voix basse ou chantonnait les paroles du vieux tube de Cat Stevens :
Loïc s’ébroua. L’hommage du prêtre touchait à sa fin. Pourquoi un prêtre ? Il n’avait pas eu la force de refuser l’option classique. En revanche, quand l’homme d’Église lui avait demandé de décrire la personnalité de sa sœur, il avait répondu : « Elle n’avait rien de spécial. Surtout, faites court. »