Qu’aurait-il pu dire ? Que toute son adolescence elle n’avait eu de cesse de se détruire en s’affamant ? Qu’elle avait ensuite cherché à exister à rebours, en faisant la pute ? Que son seul rêve, le cinéma, n’avait pas voulu d’elle ?
— Par ici, s’il vous plaît.
Le prêtre l’invitait à pénétrer dans le caveau et à se placer près de la fosse, afin d’y lancer la rose qu’on lui avait donnée. Du déjà-vu. Erwan avait eu raison de refuser le coup de la fleur pour leur père. Loïc aurait dû faire pareil aujourd’hui.
— Si vous voulez, vous pouvez vous recueillir un instant.
— Non, fit-il en balançant sa rose par terre.
L’officiant prit un air compatissant qui l’exaspéra encore plus. Quoi qu’il fasse, l’homme ressemblait à un produit de série. Rien d’original ni de sincère ne pouvait émaner de lui.
— Refermez tout, ordonna Loïc aux ouvriers qui attendaient sur le seuil. Je vous remercie, mon père.
Sur ces mots, il tourna les talons et partit en direction du boulevard Edgar-Quinet, à travers les allées désertes, se tenant bien droit pour ne pas céder au vertige du vide. Maintenant que Gaëlle était inhumée, il n’avait plus rien à faire ni à penser. Ou plutôt, au contraire, plus rien pour se protéger contre le déferlement de désespoir qui le menaçait depuis Locquirec.
Une fois sur le boulevard, il décida de rentrer à pied. Il n’utilisait plus son Aston Martin. La voiture était abandonnée dans son parking tel un jouet qui avait cessé de plaire. Il n’avait pas foutu non plus les pieds à Firefly Company, sa propre société, depuis près d’un mois. Ses partenaires n’étaient pas des lumières mais ils éclairaient assez pour pouvoir se passer de lui pendant quelques semaines.
Boulevard du Montparnasse. En s’orientant vers les Invalides puis en suivant les quais jusqu’au Trocadéro, il pourrait être chez lui en moins d’une heure. Il verrouilla toute pensée concernant Gaëlle et se décida à remonter le fil des évènements des derniers jours.
Après l’élimination de l’Homme-Clou, il avait fallu mettre au point un scénario présentable. Un mort, c’est toujours un problème. Mais quand il est déjà officiellement froid depuis trois ans, cela devient un putain de casse-tête. Pascal Viard, qui était visiblement impliqué dans ce merdier, s’était chargé d’enterrer une deuxième fois Thierry Pharabot en inventant un nouveau tueur, soi-disant échappé de l’institut Charcot. Après tout, le cadavre avait le visage en bouillie.
Version officielle : Erwan Morvan poursuivait depuis plusieurs jours le fuyard qui avait abattu un de ses hommes — en l’occurrence une femme, Audrey Wienawski. Le fugitif lui avait échappé une première fois dans le parc d’activité des Marais de Gennevilliers mais le flic l’avait traqué jusqu’en Bretagne et l’avait abattu en état de légitime défense. Quant à l’intervention (totalement illégale) des pilotes de l’école aéronavale de Kaerverec, Viard avait pris le « cocu par les cornes », comme disait Morvan, et clamé avoir lui-même appelé en urgence les soldats les plus proches du lieu de l’affrontement.
Les journalistes avaient gobé ce tissu de conneries lors d’une conférence de presse menée par Viard himself à Brest, le samedi 24 novembre, en présence du procureur du parquet de Quimper, du lieutenant-colonel Verny, chef de la section de recherches des gendarmes saisie de l’enquête, du colonel Vincq, responsable de l’école aéronavale de Kaerverec, ainsi que d’une grande asperge poivre et sel nommée Jean-Louis Lassay, le patron de l’institut Charcot, qui n’avait pas dit un mot, affichant un air contrit.
Loïc, qui assistait discrètement au spectacle, n’en croyait pas ses oreilles. Du reste, il ne tenait pas non plus à ce que la vérité éclate — c’était lui qui avait abattu Pharabot avec un semi-automatique non homologué, sans le moindre permis de port d’arme.
On s’était rapidement focalisé sur l’UMD Charcot et les règles de sécurité de ce type de sites de soins. La sempiternelle question de la dangerosité des malades mentaux était revenue sur le tapis, comme après le « drame de Pau », en 2004. On s’était aussi interrogé sur un lien possible entre l’affrontement de Locquirec et le Fort Chabrol qui avait défrayé la chronique deux mois auparavant, dans la même zone. Réponse catégorique du procureur : aucun.
Sans réellement connaître les coulisses de l’affaire, Loïc avait pourtant deux convictions. La première : Viard et Lassay étaient mouillés jusqu’à l’os dans l’étrange renaissance de Pharabot. La seconde : Erwan avait découvert leurs sinistres combines et était devenu un témoin gênant. Si bien que Loïc avait surveillé de près les perfusions et les injections administrées à son frère à la Cavale blanche et s’était battu pour qu’on le rapatrie dès le dimanche à Paris, dont l’air lui paraissait plus « sain ».
Quand il avait débarqué dans l’appartement d’Erwan, il avait eu confirmation de ses soupçons. Tout avait été fouillé, les meubles désossés, les murs sondés, les lattes du parquet retournées. Rien n’avait été négligé. Les gars de Viard avaient-ils trouvé ce qu’ils cherchaient ?
Oui et non. Oui, parce que Erwan leur avait laissé un os à ronger : son ordinateur portable et son disque dur qui contenaient les grandes lignes de l’enquête et des fragments de pièces à conviction et de témoignages. Non, parce que les véritables documents, ainsi que les cahiers où Erwan avait rédigé le détail de ses investigations, étaient ailleurs.
Tout était planqué dans le boîtier de commande du système de climatisation du parking jouxtant son immeuble. Loïc avait scrupuleusement respecté les instructions de son frère, semant au passage les deux flics qui lui filaient le train. Visiblement, Viard et ses sbires étaient anxieux de savoir ce qu’Erwan avait réellement découvert.
Loïc avait ouvert la boîte à l’aide d’un tournevis, emporté les cahiers et les documents — PV d’audition et photos annexés à la procédure soigneusement classés dans des pochettes plastique ou séparés par des intercalaires, un matériel d’écolier qui lui avait serré le cœur — puis s’était enfermé chez lui. Sa lecture lui avait pris la nuit du dimanche au lundi. Erwan avait tout consigné, d’une écriture minuscule qui trahissait son obsession. Deux fois quatre-vingt-seize pages. Loïc avait suivi chaque étape de ses enquêtes, la française et l’africaine. S’y ajoutaient les témoignages, les photos, les indices auxquels renvoyaient les différents passages des notes à l’aide d’alinéas et de numéros. Il fallait aussi compter sa dernière entrevue avec Jean-Louis Lassay, quelques heures avant les funérailles du Vieux, qu’Erwan avait retranscrite dans un troisième cahier que Loïc avait trouvé à Bréhat. Sur le coup, il n’avait rien compris à ce texte isolé mais à présent, la pièce s’accordait parfaitement à l’ensemble du puzzle.
Maintenant, il était de retour chez lui, prêt à rembobiner le film des enquêtes successives. Trempé de pluie, il se réchauffa sous une douche et se replongea aussitôt dans les cahiers de l’aîné, constatant au passage que depuis Bréhat, il n’avait pas pensé une seule fois à la drogue ni ressenti la moindre souffrance du manque : le poison qui lui tenait lieu jusqu’ici à la fois d’air, d’eau et de nourriture avait été remplacé par une extrême tension nerveuse. Plus précisément, c’était le désir de vengeance qui l’animait.
L’exécution de Pharabot était loin d’avoir apaisé Loïc. Le dossier d’Erwan lui paraissait receler encore un coupable caché. Du moins l’espérait-il. Ce n’était pas l’enquête qui était inachevée mais lui-même. Il voulait encore faire couler le sang. Détruire pour apaiser sa colère. Jean-Louis Lassay ? Pascal Viard ? D’autres noms encore, situés plus haut sur l’échelle des responsabilités ? Pas question. Ces enfoirés étaient coupables mais pas au sens organique du mot : ils n’avaient assassiné personne directement — du moins dans cette affaire.