Выбрать главу

Patience… Il trouverait bien un autre ennemi pour assouvir sa soif. Alors seulement, il pourrait remettre les compteurs à zéro et rejoindre le monde des hommes ordinaires.

137

Erwan avait demandé à Loïc d’acheter deux portables bon marché fonctionnant avec des cartes prépayées. Ainsi, ils pourraient, espérait-il, s’envoyer des textos, l’un en face de l’autre, et se donner l’illusion d’une communication spontanée. Il s’était vite avéré qu’il était incapable de taper quoi que ce soit sur un clavier de mobile — avec trois blessures par balle et la gorge en charpie, impossible de se lancer dans un concerto en touches mineures.

On en était revenu à la bonne vieille ardoise Velleda, comme à l’école — et encore, Erwan maniait avec difficulté son feutre : l’échange ne pouvait excéder quelques phrases.

— COMMENT ÇA S’EST PASSÉ ?

En soins intensifs, troué de perfusions et de capteurs, cerné de machines qui le surveillaient, le nourrissaient, le sondaient, Erwan s’envisageait comme un guerrier en sursis. Rien à envier à Maggie. Comment allait-elle celle-là ? Il s’en préoccuperait plus tard. D’abord les obsèques de Gaëlle.

— Triste, répondit simplement Loïc.

Erwan ne pouvant plus parler, il espérait que son frère développerait. Mais non, c’était encore lui, avec son marqueur, sa main tremblante et son cerveau plâtré par la morphine, qui devait relancer la conversation.

— SOFIA ÉTAIT LÀ ?

— Elle voulait venir. J’ai refusé. Je voulais être seul avec Gaëlle.

Par-dessus son masque à oxygène, il considéra son frère. En quelques heures, Loïc lui avait sauvé deux fois la vie. Il avait éliminé l’Homme-Clou grâce un tir digne du Guinness Book et cédé à la pire des sauvageries en arrachant à mains nues le visage du monstre. Cette violence allait de pair avec sa bravoure spectaculaire. Exit le Loïc couard et drogué. Bienvenue au tueur à sang de serpent. Cette métamorphose se lisait sur son visage. Traits creusés, durcis, comme les stries d’un fossile qu’on découvre en brisant sa guangue de pierre.

Quand Erwan était revenu à lui, le frangin était à son chevet, vêtu comme un cosmonaute. Tableau réconfortant et inversion complète. Le tox de la famille en était devenu le pilier et lui, l’homme fort du clan, un camé, aux veines saturées de drogues.

Il ne souffrait pas. En réalité, il n’éprouvait rien, réduit désormais à un cerveau, tout petit, flottant dans un corps rafistolé. Pas question non plus de céder au chagrin. Pour envisager la mort de Gaëlle, il fallait être en pleine forme. Quant à reprendre les éléments de l’enquête, il comptait bizarrement sur Loïc pour assembler tous les morceaux. Lui avait fait son temps. Il avait voulu comprendre les origines du clan et le résultat était qu’il n’y avait plus de Morvan, ou presque.

Son désir de vengeance s’était dilué lui aussi dans la morphine. Pharabot était mort. À quoi bon châtier Jean-Louis Lassay ? Le toubib finirait par remiser ses flacons et ses neuromédiateurs. Tout ça passerait au rayon pertes et profits de la recherche scientifique occulte, financée par l’État. Tous ces morts auraient au moins valeur de révélateur : les recherches du beau JL étaient calamiteuses.

Ne subsistait dans ce carnage qu’un sujet ouvert : lui-même. Il allait s’en sortir, il le sentait au fond de son corps, mais pas question de récupérer sa voix. On lui avait déjà parlé de prothèse, de larynx artificiel, tout un tas de trucs peu ragoûtants et incompatibles avec son boulot de flic.

— MAGGIE ? se força-t-il à écrire sur son ardoise.

— Je vais la voir après. État stationnaire. D’après les toubibs, il ne peut plus y avoir d’amélioration.

Erwan suffoquait sous ses bandages. D’un coup, il se prit à rêver qu’on lui inflige le même traitement qu’à sa mère, empaquetée dans des glaçons.

Une dernière pour la route :

— LES CAHIERS ?

— Faut que je les relise.

Loïc demeurait immobile, debout face au lit, raide comme un garde suisse. Depuis la veille, pas un mot sur ce qu’il avait lu, pas un commentaire sur les détails qu’il avait découverts. Erwan avait voulu qu’il sache. Cette vérité était son seul testament — en tout cas sa meilleure enquête — et son frère, dernier Morvan debout, devait la protéger.

Finalement, Erwan craqua. Ardoise. Coups de feutre :

— QU’EST-CE QUE T’EN PENSES ?

— Trop tôt pour te répondre, j’te dis. Je vais tout relire, tout mûrir.

S’il n’avait pas été dans les vapes ni bandé des épaules jusqu’aux oreilles, Erwan aurait éclaté de rire. Loïc avait maintenant des postures de flic mutique et c’était lui qui quémandait des commentaires.

Pour l’heure, il laissait filer, comme le reste. Il n’avait plus aucune conscience du temps : il vivait dans une chronologie dilatée, où six heures du matin équivalait à midi, où quelques minutes étaient aussi pénibles (ou légères, selon la dose de morphine qu’on lui administrait) à supporter que plusieurs heures. Sans compter le sommeil qui plongeait, sans prévenir, sa maigre conscience dans de longs tunnels ouatés.

Il se rendit compte que le frangin se penchait vers lui. Premier sourire de la visite.

— J’y vais, mumura Loïc en l’embrassant (chez les Morvan, on apprenait les bonnes manières sur le tard). J’ai des trucs à faire.

Erwan attrapa son ardoise :

— QUELS TRUCS ?

— Le ménage, sourit encore une fois Loïc. Chez toi.

138

— M’sieur Morvan ! J’ai du courrier pour vot’frère !

La concierge l’arrêta alors qu’il déverrouillait la porte vitrée du hall. Loïc prit les enveloppes en la gratifiant d’un sourire. La femme sans âge lui demanda aussitôt des nouvelles d’Erwan mais il s’enfuit par les escaliers en marmonnant quelques mots.

Dans l’appartement saccagé, il n’avait touché à rien. Il s’était contenté d’interroger la gardienne, qui n’avait rien entendu, était allé directement au parking récupérer les cahiers et les documents puis était rentré chez lui avec son butin.

Maintenant, il allait remettre la place en état — c’est-à-dire lui redonner l’air de frigo aseptisé qu’affectionnait Erwan. Sacs-poubelle de deux cents litres, modèle chantier, gants Mapa, masque antipoussière, boîte à outils : il se déshabilla et se mit au boulot.

Première tournée : ramasser tout ce qui était irrécupérable. Il remplit ainsi cinq sacs, dont deux de gravats. Erwan était bon pour se racheter une cuisine et une salle de bains. Deuxième tournée : regrouper les vêtements, le linge à peu près intact et les empiler dans un coin. Les fouineurs avaient éventré la literie, détruit le sommier, bousillé les meubles, fracassé la télévision : il entassa l’ensemble dans l’entrée et sortit le matelas sur le palier.

Pour éliminer la poussière de plâtre, il avait loué un aspirateur de chantier. Une fois l’appartement déblayé, il y vit plus clair. Maintenant, attaquer le dur — le bricolage. Une étape redoutable car il n’avait jamais planté un clou de sa vie.

Il essaya d’ajuster les lattes de parquet sur les solives. En vain. De replacer les portes sur leurs gonds. Pas moyen. Il tenta, symboliquement, de fixer à nouveau les tringles démantibulées afin de suspendre les rideaux qui avaient été arrachés. Rien à faire.