Au bout de deux heures d’efforts inutiles, il renonça. Il appellerait des pros. Pour l’effort physique, il avait plutôt intérêt à reprendre sa gymnastique et la course à pied.
Au moins aujourd’hui, il avait largué quelques litres de sueur et, durant trois heures, n’avait pensé à rien d’autre qu’à des galères d’huisseries, d’enduits ou de numéros de vis. La nuit était tombée. Il voulut allumer, plus une seule lampe ne fonctionnait hormis celle de la salle de bains : en ouvrant large la porte, le halo éclairait le salon jusqu’à la cuisine.
Loïc retourna dans l’entrée, fouilla dans un des sacs-poubelle, dégota une casserole sans manche et quelques pincées du thé épicé qu’il offrait à tous les membres de la famille. Dans ce curieux clair-obscur, il se fit chauffer de l’eau et dénicha un mug intact ainsi qu’une minuscule passoire. En s’aidant d’un torchon, il attrapa sa casserole brûlante, fit couler un filet d’eau dans le filtre rempli de thé posé sur le mug.
Soudain, cette cérémonie solitaire lui entailla l’estomac : il n’aurait plus grand monde à qui offrir ses thés de Shangri-la et ses chaussons fourrés en poil de yack. Plus personne avec qui s’engueuler ni se réconcilier. Par association d’idées, il réalisa qu’il avait oublié d’aller voir Maggie. Mais à quoi bon, au fond ?
Distraitement, il se pencha sur le courrier d’Erwan qu’il avait laissé sur le comptoir de la cuisine. Une enveloppe kraft, format A4, attira son regard : un des coins était bardé de timbres colorés provenant de Belgique. Loïc s’en empara et sa bouche s’assécha d’un coup — un sigle indiquait : « Université catholique de Louvain-la-Neuve ». Il avait les notes d’Erwan bien en tête : sa première enquête s’était achevée là-bas. Le témoignage d’un Père blanc, psychiatre et ethnologue, avait permis d’identifier Nono, l’assistant de l’Homme-Clou, l’enfant traumatisé qui était devenu Philippe Kriesler, alias Kripo.
Erwan avait-il recontacté le religieux ? Loïc déchira l’enveloppe et découvrit des tirages noir et blanc accompagnés d’une lettre écrite en pattes de mouche. Il se dirigea vers la salle de bains en quête de lumière.
La lettre rappelait qu’à la suite de la fermeture d’un des dispensaires des Pères blancs au Katanga, le père Krauss (l’auteur de la lettre) avait récupéré certaines archives dont ces photos qui pourraient peut-être aider Erwan dans son enquête. Le psychiatre arrivait après la bataille mais Loïc passa tout de même en revue les clichés format carte postale.
La plupart concernaient les sites hospitaliers de Lontano à la grande époque. Il y avait notamment des portraits de groupe du personnel de la clinique Stanley et de celui du dispensaire du kilomètre 5. La petite brune qui se tenait entre médecins et infirmiers ne pouvait être que Catherine Fontana, la véritable mère d’Erwan. Loïc tremblait. Sa gorge lui paraissait brûler. Il dut boire de l’eau froide au robinet du lavabo avant de s’asseoir sur le rebord de la baignoire pour examiner de nouveau les tirages.
Jusqu’à présent, cet obscur roman de la naissance d’Erwan se réduisait à des noms, des dates, des lieux qu’il ne connaissait pas. Cette simple photo, avec cette jeune fille au visage en amande, donnait un coup de réalité quasi insoutenable au récit de son frère.
Il passa aux autres images — les médecins de la clinique Stanley, l’« hôpital des Blancs », qui comptait aussi des praticiens noirs. Il remarqua un grand gaillard qui dominait toute l’équipe — par sa taille mais aussi son regard prétentieux —, dont le visage lui disait quelque chose.
Oui, il connaissait cette gueule. Plus près de la lumière. Aucun doute : c’était bien le play-boy, en beaucoup plus jeune, qu’il avait croisé quelques jours auparavant à Brest. Jamais Erwan n’avait mentionné sa présence à Lontano… Le verso de la photo comportait une légende détaillée, égrenant les noms des personnages. Quand Loïc découvrit celui du médecin, il sentit vaciller toutes les fondations de l’histoire. Les tirages lui échappèrent et produisirent un bruit de flaque en atterrissant sur le carrelage. Bon dieu. L’affaire possède encore un autre tiroir…
139
Même s’il était tard, il se résolut finalement à rendre visite à Maggie. Les horaires ne signifiaient plus rien ni pour elle ni pour lui. Chaque fois, il avait l’impression que c’était la dernière et qu’elle lui murmurait des adieux dans son langage muet. Ce soir, c’était lui qui venait lui dire adieu : il n’était pas certain de survivre aux prochains jours.
Enfouie sous un réseau de câbles, entourée d’écrans et de sacs translucides (perfusions mais aussi poches de recueil pour l’urine et les selles), sa mère semblait avoir été démontée à la manière d’un robot. Visage creusé pris en étau entre l’oreiller et le masque à oxygène. Ses quatre membres et son torse saillaient sous le drap comme un squelette sous le sable. Tout cela n’allait pas tarder à disparaître. Loïc, en blouse, charlotte et surchaussures, s’installa dans l’unique fauteuil. Il étouffait déjà dans cette antichambre de la mort.
Quels étaient ses sentiments véritables face à cette moribonde ? Tristesse ? Pitié ? Indifférence ? Soulagement ? Pas de réponse mais depuis deux jours, le tissu qui la couvrait, presque un linceul, était devenu un écran de cinéma. Il voyait s’y projeter les concerts des Salamandres. Maggie et de Perneke venant chercher Morvan en transe à la Cité Radieuse. Cathy Fontana agonisante. Maggie maquillant son corps en victime de l’Homme-Clou et l’achevant au passage. Les amants faisant l’amour dans la remise encore ensanglantée pendant que Grégoire cuvait son somnifère…
— Je connais la vérité, maman, murmura-t-il en lui prenant la main (elle avait la sécheresse d’un serpent), mais je ne te juge pas. Je serais mal placé pour le faire. Et cela n’aurait plus aucun sens aujourd’hui. Papa est mort. Gaëlle est morte. Même l’Homme-Clou n’est plus là. Il reste pourtant quelque chose à faire… (Il se leva sans quitter sa mère des yeux.) Je dois régler nos derniers comptes. Parce que je sais ce qui s’est réellement passé.
Il lui parut voir un frémissement sur le visage de sa mère. Non. Un simple effet de lumière du monitoring ou des plafonniers, réglés au minimum.
— Fais-moi confiance, ajouta-t-il avant de sortir. Chacun paiera.
Dans le parking de l’hôpital, il se demanda s’il devait aller prévenir Erwan. Pas la peine. Il pouvait bien rester un jour ou deux sans visite. Soit Loïc lui raconterait en personne la fin de l’histoire, soit son frère l’apprendrait par les journaux.
140
Retour à Cocoland.
Seul avantage de la drogue : c’est un monde immuable. Les quartiers, les sales gueules des dealers, les tarifs, les simulacres de planque et de clandestinité, rien ne change jamais. Loïc frissonna à l’idée d’y replonger. C’est pour la bonne cause. Son plan ne marcherait qu’à partir d’un certain nombre de grammes.
Il n’utilisa pas son portable — il le laissa même chez lui — et prit un taxi. Faire ses courses à la sauvage. Loïc avait gardé ce goût pour les quartiers glauques, les conciliabules louches au fond des parkings. Il se fit déposer au croisement de la rue d’Aubervilliers et de la rue de Crimée. Un tunnel sous les voies ferrées jouait le rôle de supérette.
Il fit le tour des dealers et expliqua son cas. Il ne reçut en retour que des insultes ou des avertissements.