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— T’as pris la mauvaise route, mec.

Loïc éclata de rire. Seul, à pied, dans son complet à cinq mille euros, il constituait un parfait spécimen de pigeon à plumer. Pourtant, il n’éprouvait aucune peur. Plutôt même une excitation. Une envie sourde que tout vire au massacre — il avait emporté son calibre.

— Quand j’aurai besoin d’un conseil, répliqua-t-il en dernier, j’te sonnerai. Où j’peux trouver Mickey ?

Le dealer haussa les épaules : il portait un costard d’été crasseux et un panama d’où sortaient des mèches filasse. Il ressemblait à un de ces démons noirs du Guatemala : squelettes à foulard et chapeau, cigare entre les dents. Pas très discret comme accoutrement. Surtout en novembre.

— Après les voies ferrées, marmonna-t-il. Une des baraques de chantier…

Loïc repartit sans le remercier : sans doute lui-même bossait-il pour Mickey. Il remonta la rue d’Aubervilliers, et, après avoir longé un mur aveugle sur plusieurs centaines de mètres, tomba sur un portail entrouvert. Il se glissa à l’intérieur, quittant le halo à peine réconfortant des réverbères pour les ténèbres. Traversant un parking où s’alignaient des poids lourds, il trouva une brèche et accéda aux voies ferrées. Des rails, du ballast, des wagons abandonnés.

Sous l’urgence de son plan, Loïc sentait palpiter le frémissement des retrouvailles. Un tox reste un tox. Ses premiers émois se comptent en grammes. Ses souvenirs se soignent à l’aiguille. Sensualité de l’esclave qui se livre tout entier au poison qui l’asservit. Sinistre et jouissif abandon de l’addict qui n’attend plus que la mort sous forme d’un grand flash.

Il repéra les baraques de chantier. La puanteur de la glaise humide, mêlée de goudron et de rouille, piquait ses narines. Quelques ombres décharnées, sourire aux lèvres, dose en poche, filaient vers leur trou pour s’en mettre plein les veines. Des gravats, des flaques, des détritus : tout ici avait une densité particulière, une masse incorruptible, les produits non biodégradables d’une société qui ne pouvait tout recycler. Loïc ne s’était jamais senti aussi bien.

La caravane de Mickey était reconnaissable — dans un (relatif) meilleur état que les autres, la lumière y brillait alors que les baraquements des ouvriers dormaient déjà et que les roulottes des putes bringuebalaient mollement.

Il entra sans frapper. On aurait pu s’attendre à une décoration de gitan ou à un désordre de taudis mais la cabine était rangée comme celle d’un petit comptable à cheval sur les chiffres. Le dealer sirotait un café en regardant un match de foot sur son ordinateur.

Levant un œil, il ne sursauta même pas et sourit :

— Les grandes histoires d’amour ne finissent jamais vraiment.

— Ta gueule, répliqua Loïc. Je veux un pax de trente grammes. Le plus pur que t’as, ainsi que du bicarb et une pipe à eau.

— Où tu te crois ? Au STEP ?

Mickey — qui devait s’appeler Michel — fit pivoter son fauteuil à roulettes dans sa direction. Le cheveu blond qui se faisait déjà la malle, une tête d’endive blême, des yeux bleus laiteux, une bouche molle. L’ensemble évoquait une marionnette façonnée en pâte à tarte. Les tox le surnommaient le Mal blanc, référence répugnante aux panaris couleur de pus qui poussent autour des ongles.

— T’as ce qu’il faut ou non ?

— Faut voir.

Loïc balança sur la table trois mille euros en billets de cent. Il aimait ce geste. Il aimait ce cash. Une vraie scène de film.

— Houlà, fit l’autre en se redressant, l’air faussement offusqué. T’as perdu les usages dans tes quartiers de bourge. On sort pas son fric comme…

Loïc, mains plaquées sur la table, se pencha vers lui :

— Tu peux me fournir, oui ou non ?

Mickey recula son siège sans répondre. Il avait l’expérience des accros. L’attente contribue à la torture, c’est-à-dire à la négo. Mais il ne savait pas sur quel pied danser avec Loïc. Était-il vraiment en manque ? Ou au contraire en pleine montée de coke ? Ou simplement saturé de ce sentiment de domination que donne le fric ?

Le trafiquant devait aussi redouter qu’il soit armé — lui-même l’était, mais personne n’a envie d’un carnage au cœur d’une douce nuit d’hiver.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Loïc, à cran.

Le dealer venait d’attraper son mobile.

— Vérification des stocks.

Mickey devait en réalité appeler ses sbires qui tiraient un coup dans une des roulottes à proximité. Tous les signaux étaient au rouge mais Loïc voulait la jouer borderline, en poussant sa chance au maximum.

Quelques secondes passèrent puis il relança :

— Alors, t’as le matos ou non ?

— Il arrive.

Dans un enchaînement parfait, la porte s’ouvrit dans son dos et deux gardes du corps l’empoignèrent. Il eut le temps de capter un détail bizarre : l’un était aussi grand que l’autre petit. Le colosse lui balança son poing dans le ventre. Loïc se plia en deux et eut un renvoi acide. Il n’eut pas le temps de vomir : un genou lui arrivait pleine face dans la mâchoire, de la part du râblé. Un vrai ballet de danse contemporaine.

La douleur se transforma en masse de plomb, le choc en trou noir, l’aveuglant jusqu’à une explosion d’étincelles, très loin, au fond de son cerveau. Pourtant, il banda ses muscles et repoussa les deux nervis. Il avait déjà dégainé, braquant le Mal blanc.

— T’as oublié qui j’étais, enculé ? cracha-t-il en armant son 9 mm.

Tout se pétrifia dans la caravane mais Mickey ne perdit pas son sang-froid. Il se contenta d’un geste apaisant à l’attention de ses cerbères, comme un arbitre sépare des combattants sur le ring.

— Ton père est mort et ton frère est à l’hosto, souffla-t-il sans quitter des yeux Loïc. Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai pas la télé ? Si tu tires, tu prendras vingt ans de taule comme n’importe quel clampin. T’es plus rien, Morvan.

Il ramassa l’argent sur la table — « pour mes frais » — puis ordonna aux deux brutes :

— Virez-moi cette merde.

Loïc effectua un mouvement circulaire avec son calibre : premier qui bouge, premier servi. Tom et Jerry hésitèrent.

— Je parlais pas de ma famille, cracha-t-il, mais de mon fric. T’es plus dans le business ou quoi ? Les trois mille, c’est juste un hors-d’œuvre.

Mickey tendit le cou au-dessus de son bureau, l’air intrigué :

— Qu’est-ce que tu veux au juste ?

— Des papiers d’identité, carte de groupe sanguin comprise. Ton prix sera le mien.

Le dealer frappa dans ses mains et éclata de rire :

— Putain, mais le Père Noël est en avance cette année !

141

Parfois, au cœur d’un cauchemar, on ouvre soudain les yeux dans l’espoir de retrouver le jour, la vie, la réalité. Surprise : les murs de la chambre sont de nouvelles paupières closes, impossibles à ouvrir celles-là, et la terreur est partout, enfermée avec vous comme dans une cage.

La morphine, c’est pareil.

Quand il avait l’impression que son esprit s’échappait des limbes chimiques et qu’il allait recouvrer sa lucidité, il se rendait compte que cette idée même était une illusion, un fantasme né de la drogue. Derrière la morphine, il y avait encore la morphine et sa perception cotonneuse, sa logique incertaine.

Où est Loïc ? Dans les ténèbres de sa chambre, Erwan ne cessait de s’interroger. Pas moyen de se souvenir si son frère devait repasser ou non ce soir. Aucune raison de s’inquiéter : le frangin serait là demain, bon pied bon œil, avec sa nouvelle tête de soutien familial. Mais Viard et ses complices rôdaient toujours et il n’était pas non plus certain de l’équilibre mental de Loïc. Après tant d’années de fragilité, cette soudaine transformation en homme de fer pouvait cacher une dépression imminente, ou annoncer une explosion de sa raison. Une « décompensation », comme on disait à Villejuif…