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En réalité, ce qui l’inquiétait était plus profond. Au gré de ses rêveries chimiques, Erwan ne cessait de repenser à toute l’histoire — ce labyrinthe où il s’était si souvent perdu. Tout était désormais bouclé mais une ombre planait encore. Il revoyait les lignes de ses cahiers, énumérait les faits, analysait les mobiles et son angoisse ne cessait de s’amplifier. D’abord parce que l’alcaloïde l’empêchait de raisonner avec rigueur. Ensuite parce qu’il était immobilisé dans ce lit. Enfin parce qu’encore une fois, un détail coinçait. Un élément, qu’il ne parvenait pas à identifier, trahissait un défaut.

Il bougea avec difficulté. Il crevait de chaud sous ses pansements. Où était Loïc ? Que s’était-il mis en tête ? Qu’est-ce qui clochait encore dans cette enquête ? Il essaya de se redresser et sentit poindre une douleur fulgurante. Peut-être ses blessures. Peut-être cette conviction : son frère, en lisant les cahiers, avait trouvé le grain de sable.

Et il avait décidé de régler l’affaire lui-même.

Un filet de sueur coula dans son dos. Erwan voyait défiler des images de volcan, de lave incandescente, de fournaise liquide. Il fondait sur son oreiller et sa cervelle lui coulait par les oreilles. Concentre-toi. Reprends chaque indice, chaque témoignage, chaque acte. Trouve la faille…

Sa pensée était une boue visqueuse qu’il ne parvenait pas à sculpter. Des ombres, des formes, des soupçons, mais aucun fait précis, aucun détail saillant. Faisant un effort surhumain, il se décida à reprendre par le menu toute l’histoire, mais à rebours, en commençant par la fin. Il se concentra sur l’ultime interrogatoire de Jean-Louis Lassay — la dernière station avant le massacre de Bréhat. Il se repassa les révélations du psychiatre, son histoire de vaccin et d’expériences chimiques sur la cervelle cramée de Pharabot. Il…

Soudain, du fond de l’étuve, il vit briller quelque chose. Au terme de ses aveux, Lassay avait évoqué le meurtre de Cathy Fontana, prétendant que c’était Pharabot qui lui en avait parlé : « Il parlait d’une jeune femme, d’une croix gammée que votre père lui avait gravée sur… » Erwan l’avait interrompu et menacé de le frapper mais il était passé à côté du principal : Thierry Pharabot lui avait peut-être raconté l’histoire de Cathy (du moins ce qu’il en savait) mais en aucun cas il ne pouvait avoir évoqué la croix gammée gravée sur son front.

Pour une raison simple : il ignorait ce détail.

Personne ne connaissait l’existence de cette scarification — Maggie l’avait maquillée sous les mutilations imitées de l’Homme-Clou. Personne, à l’exception de Grégoire Morvan, Maggie de Creeft et… Michel de Perneke.

Malgré la morphine, Erwan se concentra encore. Une seule hypothèse pouvait expliquer cette incohérence : Lassay ne faisait qu’un avec Michel de Perneke. Passé le premier coup de frein — non, impossible, trop gros, trop dingue —, Erwan voyait déferler sur lui les points communs et les convergences entre les deux personnages. Âge, physique, métier. Grégoire et Maggie avaient prétendu que de Perneke avait repris sa carrière en Belgique et était décédé dans les années 90, mais qu’en savaient-ils vraiment ?

Un vertige le prit. Ces efforts sous drogue l’avaient complètement vidé. Pas moyen d’envisager les conséquences d’un tel scénario. Une vengeance au long cours. Des recherches qui, sous l’alibi du progrès scientifique, poursuivaient un autre but : la résurrection de Pharabot et l’anéantissement du clan Morvan.

L’idée de régler son compte à Lassay l’avait toujours chatouillé mais aujourd’hui, immobilisé dans ce lit, que pouvait-il faire ? Surtout, que prévoyait l’autre en face ? S’il avait vu juste, si de Perneke et Lassay étaient un seul et même homme, cela supposait-il un dernier acte ? Un autre piège ?

À cette pensée, il se dit qu’une différence, de taille, séparait les deux hommes : de Perneke était un lâche qui n’avait jamais pu passer à l’acte (c’est Maggie qui avait charcuté Cathy), Lassay au contraire était un dur qui ne craignait pas la violence physique. Comment expliquer un tel changement ? S’était-il aguerri avec l’âge ? Prenait-il une drogue ou un quelconque produit de son invention ?

Des fourmillements à travers les membres : le beau JL avait passé plusieurs décennies à travailler sur la violence. Il prétendait vouloir l’endiguer — mais peut-être avait-il exploré d’autres voies, afin par exemple de libérer sa propre agressivité…

Le pire était qu’Erwan n’était sûr de rien et qu’il ne pouvait ni bouger ni même appeler — personne ne l’aurait cru. Dans cette chambre noire, il était pire que mort : enterré vivant.

Il ferma les yeux — paupières sur paupières, ténèbres sur ténèbres — et se mit à prier pour Loïc.

142

En partant après minuit et en respectant les limitations de vitesse, il parvint à Brest aux environs de 7 heures. Pas question de conduire l’Aston Martin : il s’était rabattu sur l’Audi A3 qu’il utilisait jadis pour aller au boulot.

GPS. Locquirec. Hôtel face à la mer. Une baraque blanche de plusieurs étages, volets bleus, pelouse verte. Hors saison, l’établissement tournait en sous-régime et ne proposait que quelques chambres : Loïc ne fit pas le difficile. Il exigea d’être réveillé impérativement à 9 heures. Tout en parlant, il multipliait les tics nerveux et grimaçait. La jeune femme à la réception le regardait de travers — l’heure d’arrivée, sa mine de déterré, sa fébrilité : Loïc puait le client à problèmes. Elle lui proposa même d’appeler un médecin — il la rembarra méchamment et répéta sa rengaine :

— Réveillez-moi à 9 heures ! C’est très important !

Aussitôt dans sa chambre, il se mit au boulot : deux heures pour se défoncer à mort. Il arracha la couverture du lit et déploya son matos sur le drap : cuillère à soupe, coke, bicarbonate, briquet, flacons de sérum physiologique, papier d’alu et pipe à eau. Allez, chef.

Au creux de la cuillère : trois parts de coke, une de bicarb, un peu de sérum. On chauffe. Quand ça frise sur les côtés, on arrête — surtout pas d’ébullition. On remet ça. Bientôt, une goutte huileuse apparaît à la surface : la cocaïne basée. On chauffe encore puis, avec un coin de drap, on éponge le fond. Un peu d’eau pour refroidir l’huile qui durcit. On évacue à nouveau la flotte, on nettoie le caillou : le free base est prêt. De quoi se faire une première pipe.

Avec ce qu’il avait en tête, il devait se préparer au moins vingt fragments. Quand il les aurait fumés, son cerveau ne serait plus qu’une crevasse, son cœur un corps mort et ses veines des tuyaux de plomb. Si tout se passait bien, c’est exactement à cet instant que la réceptionniste, inquiète de ne pas le voir répondre à ses appels téléphoniques, le découvrirait dans sa chambre.

Au dixième caillou, la puanteur du bicarb grillé saturait la chambre, son pouce brûlait à force de tenir le briquet allumé et il ressentait des fourmillements partout dans le corps. L’appel de la drogue. Son plan était risqué mais il comportait une part jouissive : une overdose en guise d’arme fatale, qui dit mieux ?

Il manipulait toujours ses ingrédients : coke, bicarb, sérum, feu… Tous les shootés connaissent le free base : quand vos veines ressemblent à des lianes desséchées et que votre peau est tellement percée que vous avez peur de pisser par les bras, alors vous passez à la fumette. Jamais Loïc n’avait acheté du crack dans la rue : il préférait faire sa cuisine lui-même. On devient alors un petit chimiste et on prétend fumer un produit purifié. En réalité, exactement la même merde qu’on vous vend dehors mais le drogué se berce d’illusions, c’est bien connu.