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Maintenant, pour la première fois, il se sentait bien, dans une relative possession de ses moyens. Des sons dans le couloir, des odeurs chimiques dans les ténèbres. Il captait la réalité comme un plongeur sous l’eau saisit le monde de la surface.

Malgré son état précaire, il se réjouissait encore de sa réussite. Il était dans l’antre du diable et l’ennemi ignorait sa véritable identité. Il pouvait donc se reposer en mettant au point la meilleure des stratégies.

Il se répétait ce motif de satisfaction, se prenant pour Machiavel (un retour de flamme de la coke), quand la porte de sa chambre s’ouvrit doucement. Une haute silhouette pénétra dans son aquarium et, dans le rai de lumière du couloir, il aperçut, sidéré, un calibre dans la main du visiteur.

— Il est temps qu’on parle toi et moi, Loïc.

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Machiavel avait encore des progrès à faire. Michel de Perneke, alias Jean-Louis Lassay, lui ordonna de se lever et de s’habiller. Encore sous sédatif, Loïc dut arracher sa perfusion pour enfiler un sweat-shirt et un pantalon de jogging. Chaque geste lui coûtait un effort de chien et il manqua de se ramasser plusieurs fois. Lassay lui désigna le couloir avec son calibre. Y a plus qu’à…

Ils traversèrent le campus en silence afin de rejoindre les bâtiments de l’UMD qui faisaient face à l’hôpital. Lassay emprunta les coulisses : pas un garde ni un infirmier pour les intercepter. Il déverrouillait des grilles, des portes — la nuit était complète et Loïc n’avait toujours pas la moindre idée de l’heure. Il avait la gorge si sèche que son palais lui semblait brûler.

Ascenseur, direction sous-sol. Pas un mot dans la cabine. La situation se passait de commentaire : de Perneke-Lassay, qui nourrissait une haine inextinguible pour les Morvan, connaissait le visage de chaque élément du clan. Bien sûr. On lui avait servi le dernier survivant sur un plateau.

Un sas s’ouvrit. Nouvel ordre du canon : « Après toi. » Loïc s’engagea dans un couloir. Murs nus, tuyaux apparents, portes verrouillées : l’étage des camisoles. Il marchait avec difficulté. Ça sentait même la corvée de bois à plein nez. Lassay allait l’abattre au fond d’une cellule d’isolement et dissoudre son corps dans la chaufferie de l’institut. Pourtant, Loïc ne songeait qu’à sa soif.

Un détail le préoccupait aussi depuis qu’ils déambulaient comme deux fantômes dans ce bâtiment. Lassay ne semblait pas craindre les caméras de sécurité — un couvre-feu pour la surveillance ? Impossible. Il eut la réponse devant une nouvelle porte. Le psy tenait dans sa poche une petite télécommande chromée — à l’évidence il stoppait les caméras à volonté. Après tout, il était maître chez lui…

— Arrête-toi.

Loïc s’exécuta. De Perneke joua de son badge et ils pénétrèrent dans une cellule d’une blancheur aveuglante : quatre murs, sol, plafond à l’unisson, et c’était tout. Aucune fenêtre, aucun meuble, un plafonnier inaccessible, protégé par du verre blindé. Fait comme un rat, mais un rat de laboratoire.

Il se retourna et considéra l’homme qui avait tout orchestré : un grand gaillard poivre et sel, portant encore beau et inspirant une confiance immédiate. L’archétype du toubib omniscient. Le Vieux disait toujours : « La première impression ne sert qu’à endormir la vigilance. »

— Je vais te raconter une histoire, commença le psy.

Avant d’en finir, son exécuteur allait donc s’offrir l’ultime luxe d’une confession. Ça tombait bien : il était venu pour l’entendre, même si c’était pour l’emporter dans la tombe.

— Je peux m’asseoir ?

— Fais comme chez toi.

Loïc se laissa glisser sur le sol, dos au mur. Jambes groupées, mains autour des genoux, acculé dans ce carré vide, il faisait un fou très acceptable. Ferait-il un bon cadavre ? La soif, toujours.

— L’histoire, reprit Lassay, d’un homme saturé de désir mais qui ne pouvait jamais passer à l’acte. Une sorte d’impuissant torturé par ses pulsions. Peu à peu, cet homme a trouvé une solution, ou du moins il a cru la trouver. Il a vécu ses passions par procuration. En guidant, en conseillant ses patients, il les a fait agir et a consommé ses passions à travers eux. C’était frustrant, humiliant, mais ça lui donnait au moins l’impression d’exister. Un détail que je ne t’ai pas dit : les désirs de cet homme ne concernaient que la violence et la mort. Il rêvait de meurtres, de tortures, de souffrances. Il ne bandait que pour cela, ou presque, mais ne parvenait pas à franchir le pas. Pas par morale mais par lâcheté. Simplement par frousse : frousse de sa victime, de la police, des conséquences de ses crimes. Un eunuque de la violence. Il rêvait de brutalité mais n’était pas équipé pour assumer de tels instincts. Un faible, incapable de prendre le moindre risque au nom de son vice. Cette vérité, il l’a découverte il y a quarante ans, dans un pays sans loi ni pitié que des pionniers essayaient de marquer de leur empreinte. Dans cette ville noire et rouge, l’homme a d’abord rencontré une femme. Il a éprouvé pour elle une attirance… irrésistible. Il a aussi croisé la route d’un flic : jeune, traumatisé, dément. Tout de suite, il a compris que cet être possédait ce qu’il lui manquait : la force, le courage, la capacité de tuer. Il l’a alors soigné et découvert un bien plus précieux encore au fond de lui : non seulement le cinglé pouvait tuer mais il avait, sous la main, une victime toute trouvée…

Les murs réfractaient avec violence la lumière électrique. Lassay, dans sa blouse blanche, collait au décor.

— Maggie m’a offert son corps en échange de la peau de Cathy Fontana, reprit-il, mais j’aurais poussé de toute façon Morvan à la tuer.

— Je ne suis pas venu ici pour écouter ces vieilles salades…

— Tu te trompes : je te parle du présent. Des évènements fondateurs qui expliquent tout ce qui est survenu depuis deux mois. Cette nuit-là, j’ai compris qui j’étais vraiment…

Il partit d’un ricanement lugubre, portant discrètement la main à son sexe.

— Quand Maggie charcutait Cathy, je l’observais à travers les planches de la remise. Cela a été pour moi une… révélation. Plus tard, quand on a fait l’amour, sur les lieux mêmes du supplice, son corps ne m’importait plus. Ce qui m’excitait, c’était de coucher avec la meurtrière, dans cette puanteur de sang encore chaud…

— Où vous voulez en venir ? cria Loïc. Tout ce que vous avez réussi à faire alors, c’est fuir le Congo et disparaître. Vous avez changé de nom et mené votre carrière de psychiatre cinglé en Belgique. Quel rapport avec les expériences de ces dernières années ?

Lassay-de Perneke soupira et conserva le silence quelques secondes. La lumière emplissait chaque seconde. Brûlure blanche qui crépitait sous le crâne de Loïc, se transformait en barre noire sous ses paupières.

— À mon retour en Europe, j’ai soigné les névroses des autres et les ai observées. C’est à travers elles que j’ai essayé de mieux me comprendre, d’analyser pourquoi je souffrais tant de ne pouvoir tuer ou faire souffrir.

— Il ne vous est jamais venu à l’idée que cette frousse vous empêchait de faire le mal ?

— Je reconnais là le jugement pesant et borné de la foule…