— J’ai été alcoolique, héroïnomane, cocaïnomane. Je suis bisexuel et bouddhiste. C’est moi qui ai tué Pharabot. Je lui ai arraché le visage de mes propres mains. Je ne crois pas être l’échantillon modèle de la masse laborieuse.
— Tu as tué par vengeance. Tu as tué pour sauver ton frère. Tu as tué avec cette conviction naïve que tu faisais le bien. Tu ne sais rien de l’addiction au mal, de la violence d’un désir funeste qui te submerge et te consume tout entier.
— Je viens de vous dire que j’ai été accro à l’héroïne.
— Change la seringue pour un couteau et tu auras une idée de ce que j’éprouve depuis des années.
Après son OD, Loïc n’avait pas envie de regarder à nouveau le fond du gouffre. Mais il commençait à voir le lien entre le petit salopard qui avait voulu sauter Maggie à Lontano et le grand professeur spécialiste des pathologies dangereuses : Lassay-de Perneke n’avait jamais cherché qu’à se soigner lui-même.
— J’ai dû, durant tout ce temps, m’abrutir de calmants, me castrer chimiquement et vivre mes pulsions par l’intermédiaire de mes patients qui faisaient le mal sans intelligence ni brio.
Loïc devinait ce qu’avait été son existence. Une vie de hyène, de chacal, forcé de se nourrir des restes des crimes des autres. Il l’imagina se délectant des confidences des déments les plus dangereux, se branlant sur les rapports d’autopsie de leurs meurtres, couchant avec des femmes criminelles, leur soutirant en échange de quelques pilules ou d’un rapport favorable leurs confessions, murmurées en pleine baise. Chassé des terres africaines, de Perneke n’avait plus cessé de rôder autour des atrocités des autres comme les charognards visitent la nuit les cimetières.
— La rencontre avec Hussenot a tout changé, c’est ça ?
— Enfin une remarque pertinente. Oui, cet élève m’a apporté un bien inestimable : une approche purement physiologique, une analyse neurologique du mal.
— Vous n’y aviez jamais pensé ?
— Ce n’était pas ma formation. Hussenot était à la fois psychiatre et neurologue. Il étudiait le circuit de la violence. Je me suis mis au diapason. Je suis retourné à la fac. J’ai acquis des connaissances spécialisées. Nous avons pu alors nous associer pour ouvrir une clinique.
— Les Feuillantines.
— Les Feuillantines, oui. Une simple vitrine officielle…
Loïc connaissait l’histoire du Pharmakon : rien à carrer. Ce qui l’intéressait, c’étaient les motivations intimes de Lassay. Jusqu’alors, le psy n’avait eu que deux moyens pour soulager ses pulsions meutrières : étouffer ses clients à coups de tranquillisants ou les faire passer à l’acte. Les travaux de Hussenot lui permettaient d’envisager une troisième voie. Un bridage intérieur.
Lassay confirma :
— À mesure que nous analysions le cheminement neuronal de la violence chez l’homme, je savais que nous étions en train de décrire, d’un point de vue clinique, ma maladie. J’ai aussi compris qu’un autre réseau, celui de la peur, court-circuitait chez moi mes propres pulsions. Nos travaux m’ouvraient enfin une solution. Il fallait détruire chez moi ces neurones qui bloquaient la libération des neuromédiateurs de l’agressivité…
À cet instant, et à cet instant seulement, Loïc eut une illumination. Il s’était trompé : de Perneke-Lassay ne voulait pas se soigner mais se libérer.
— Vous n’avez jamais cherché un vaccin contre la violence. Ce qui vous importait, c’était la première partie de l’expérience, l’effet premier des analogues : le redoublement de l’agressivité.
Nouveau sourire :
— Disons que l’idée a fait son chemin.
— Vous n’avez jamais voulu que briser la barrière de votre peur… (Tout en prononçant ces mots, Loïc saisit le dernier fait qui coulait de source.) Le seul cobaye, c’était vous.
145
Lassay s’approcha. Dans cette cellule insonorisée, Loïc avait l’impression de se trouver dans le cerveau même du cinglé. Une folie blanche et verrouillée. Une lumière coupante et surchauffée.
— J’ai pratiqué sur moi les premiers tests, oui. Le Pharmakon m’a libéré. Ma violence, étouffée depuis des années par la peur et la chimie, a reflué avec une sorte de puissance originelle. Plus question de la réfréner. Le Docteur Jekyll avait fait son boulot. Bienvenue à Mister Hyde.
Loïc avait connu le même processus, mais sans l’aide d’aucun médoc. Sa libération, son courage, il les devait à des salopards tels que Lassay.
— En septembre, c’est vous qui avez torturé et mutilé Wissa Sawiris.
— Je prenais depuis plusieurs jours la nouvelle molécule. Il faut du temps pour que les neuromédiateurs saturent les récepteurs. J’ai été saisi par une sorte de transe. J’ai marché jusqu’à l’embarcadère et emprunté le Zodiac. J’avais emporté la boîte à outils qui se trouvait dans le garage à bateaux. Jamais l’idée de l’Homme-Clou ne m’a quitté. J’allais reprendre les choses où elles s’étaient arrêtées pour moi, en 1971, dans une remise à bateaux, justement.
— Pourquoi Wissa ?
— La rencontre d’un soir. Il était poursuivi par les bizuteurs. J’ai accosté et lui ai proposé de le cacher. L’idée lui a paru bonne : il n’avait pas peur des autres, il voulait simplement leur montrer qu’il était le plus malin. Dès qu’il a mis le pied à bord, je l’ai assommé à coups de marteau et l’ai emporté sur l’île de Sirling. Nous nous sommes installés dans le tobrouk et nous avons pu jouer ensemble jusqu’à l’aube. Je n’ai jamais ressenti autant de plaisir de ma vie. Une seconde naissance.
Quand Loïc avait découvert que le psy de Charcot n’était autre que Michel de Perneke, il avait imaginé une vengeance au long cours. Des années de recherches, d’expériences pour simplement ressusciter l’Homme-Clou, le vrai, et le lâcher dans les pattes de son ennemi ancestral, Grégoire Morvan. Il n’avait jamais envisagé que Pharabot puisse être un simple leurre, un épouvantail lancé à la tête de la police en cas de secours.
Lassay continuait — les confessions, c’est comme la toux : quand ça vous démange la gorge, plus moyen de s’arrêter.
— J’ai abandonné le corps, persuadé qu’il faudrait des semaines pour le retrouver. Le missile a changé la donne mais pas mes plans. J’avais déjà décidé d’exercer mon nouveau pouvoir en assassinant des proches de Morvan. Je voulais qu’il comprenne que le passé était de retour — et que ce passé allait le noyer dans le sang.
Loïc revoyait chaque ligne des cahiers d’Erwan. La moindre circonstance marquée au fer rouge sur son esprit.
— En fait, vous aviez prémédité le meurtre de Kaerverec. Les cheveux d’Anne Simoni dans son corps le prouvent.
— Quand j’ai pris les molécules, j’étais prêt pour passer à l’acte, mais dans la direction que j’avais choisie. J’attendais simplement la crise décisive, portant toujours mes fétiches sur moi : la bague de Morvan et les mèches et ongles d’Anne Simoni.
Le tableau était complet : le psychiatre aux manières affables, bienveillant avec ses assassins de patients, n’était que la chrysalide d’un tueur en série en devenir, qui attendait l’éclosion de sa pulsion meurtrière. Méfiez-vous de l’eau qui dort…
— L’Homme-Clou : pourquoi ce modèle ?
— Pharabot m’a laissé une empreinte indélébile. Lontano a été ma maïeutique. Je voulais aussi terrifier ton père, lui rappeler l’humiliation qu’il m’avait indirectement fait subir. Tuer pour coucher, moi !
Du point de vue des mobiles, la mosaïque se mettait en place mais quelques pièces traînaient encore. Reprenons le puzzle.
— Les autres meurtres, comment ça s’est passé ?