— Vous étiez avec lui ? demanda-t-il en contrôlant sa voix.
— Non. Charcot était surveillé. Je devais tenir mon rôle officiel. J’ai simplement prêté un Zodiac à Pharabot. Il était armé. Il bénéficiait de l’effet de surprise. Tout aurait dû être réglé cette nuit-là. Les derniers Morvan achevés, un coupable sur un plateau pour la justice.
Accroupi, Loïc écoutait toujours mais son cerveau reptilien avait pris le dessus. Il pouvait sentir dans l’air un frémissement, une tension qui marquaient le début du compte à rebours. Lassay allait tirer. Il devait être le plus rapide s’il ne voulait pas finir enterré dans le potager des fous.
— Et maintenant ? fit-il en se préparant mentalement.
— Le Pharmakon va poursuivre son effet : je serai bientôt guéri de ma propre violence. Mes récepteurs seront bloqués. Comme une voiture, mes réglages seront bridés.
Loïc le provoqua :
— Toute votre vie, vous avez été gouverné par la peur, et maintenant vous espérez qu’un produit chimique fera le boulot. Je ne vois pas l’intérêt de l’histoire.
— Tu oublies le principal. J’ai découvert un véritable vaccin contre la violence. Nous allons maîtriser ses premiers effets indésirables et bientôt l’utiliser sur des criminels afin d’éviter toute récidive.
Tu parles. Lassay se foutait bien de faire baisser les statistiques du crime et d’ailleurs, l’État l’avait lâché depuis longtemps. Il était seul avec son vaccin et sa démence.
— Mes recherches ont porté leurs fruits, conclut-il pourtant. Et sur le plan intime, j’ai remporté ma victoire. J’ai voyagé dans les méandres de la violence physique, dans les espaces vierges du mal libéré. À l’arrivée, le clan Morvan est éradiqué. Il ne restait plus que toi…
De Perneke n’eut pas le loisir d’appuyer sur la détente : il avait la gorge tranchée. En admirant la giclée de sang éclabousser le mur blanc, façon Jackson Pollock, Loïc recula, sidéré d’avoir été aussi rapide et surpris de la naïveté du psy lui-même.
Comment un homme de son intelligence avait-il pu penser que sa proie se serait laissé attirer dans un tel piège sans être armée ? Un ancien tox qui avait pris le risque de se faire une OD pour jouer les chevaux de Troie ? Le survivant d’un clan massacré ? Le fils de Grégoire le Terrible ? La mégalomanie du toubib l’avait perdu. Le faux passeport de Loïc n’était qu’un leurre : pas un instant il n’avait espéré tromper Lassay. Il savait que le toubib le reconnaîtrait et l’exécuterait à l’abri de tous les regards.
Lassay tomba à genoux, un rictus incrédule agrippé aux lèvres. Le pauvre con n’y croyait pas. Son calibre reposait devant lui à portée de main mais il était trop occupé, doigts plaqués sur sa plaie, à retenir encore quelques secondes de vie.
Tous les tox ont un plan B, une astuce pour s’en sortir en cas d’agression. Durant des années, l’arme secrète de Loïc avait été une lame de rasoir collée sur sa nuque, sous ses cheveux. Il avait pris l’habitude de s’y raser la surface d’un ticket de métro — ce qu’il appelait « s’épiler le maillot ». Il lui suffisait de coller la lame dans ce rectangle, ni vu ni connu. Sans doute ne l’aurait-il jamais utilisée — trop lâche — mais sa présence le rassurait. Il avait renoué avec la méthode avant de partir pour Locquirec. Les médecins l’avaient transféré, réanimé, soigné sans jamais découvrir son arme. L’école de la rue, y a que ça de vrai.
Lassay finit par tomber tête la première aux pieds de Loïc. Un dernier spasme le fit rebondir dans la mare de son propre sang. Loïc s’écarta, considéra la lame de rasoir dans sa main et sourit : après une OD et des nuits de traitement chimique, ses réflexes n’avaient pas pris une ride. Il vit dans ce simple détail un signe encourageant. Il en avait encore sous la pédale. Né de la mort, il avait la vie devant lui.
Il s’agenouilla et glissa dans la main de l’enfoiré l’objet tranchant. Manipulation abjecte dans une boue sanglante, où se confondaient doigts, hémoglobine, métal… Il attrapa le 9 mm et se recula pour contempler le cadavre. Son espoir était qu’on croie à un suicide — après le drame du pensionnaire échappé, le directeur de l’UMD pouvait avoir décidé d’en finir. En réalité, il s’en foutait. Viard et ses commanditaires étoufferaient l’affaire et veilleraient à ce qu’on ne remue pas ces braises mal éteintes.
Il fouilla dans les poches du mort et trouva la télécommande des caméras de sécurité. Couloir, sans un regard pour l’ennemi vaincu. Il était dans un état second, une sorte de transe hallucinatoire, mais légère et diffuse, qui lui donnait l’impression de voler plutôt que de marcher.
Le principal était de sortir de là et de fuir par la lande. Un beau plan pour le générique de fin.
146
L’odeur de l’herbe et du sel, l’ombre mauve du grand chêne, au bout du jardin, la marée haute. De retour à Bréhat, des mois plus tard. Le printemps éclatait de partout. Cosses de lumière et parfums en délire. Le frère dans une chilienne, enfin remis de ses blessures — il avait même retrouvé sa voix. 15 heures. Loïc apporta sur un plateau du thé ayurvédique et des tasses en grès. Erwan grimaça. Leur rire se perdit dans le soleil puis ils sirotèrent en silence.
Loïc avait pu quitter l’institut Charcot sans problème. Il était même repassé par sa chambre pour embarquer ses vêtements et son passeport puis avait disparu dans les ténèbres. L’enquête avait conclu au suicide de Jean-Louis Lassay, comme il l’espérait. Viard s’était empressé de remettre le couvercle sur toute l’affaire puis avait rendu une visite au cadet des Morvan. Un deal à demi-mot. La paix en échange du silence des frangins. Mister Bobo était reparti comme il était venu, déjà occupé à prendre la place du Vieux à Beauvau.
Maggie était morte le 21 décembre 2012. Loïc s’était fadé, encore une fois, la préparation des funérailles. En accord avec Erwan, il l’avait inhumée à Bréhat, auprès de Grégoire — chacun était le cauchemar de l’autre, qu’ils continuent à rêver ensemble. Ils avaient laissé Gaëlle, leur lady D’Arbanville, à sa solitude de Montparnasse, en attendant de la rejoindre sous terre.
Loïc n’était jamais retourné à Firefly Capital. Les couillons qui y bossaient avaient fait tourner la boîte sans lui durant des semaines : qu’ils continuent sur leur lancée. Il avait passé les mois suivants à s’occuper de son frère et à se rapprocher, lentement, de ses enfants. Sofia avait apprécié l’effort et les termes du divorce se nuançaient. Jamais pourtant ils n’avaient évoqué la solution de revivre ensemble : Loïc avait arrêté la coke mais il n’en devenait pas pour autant le mari idéal. D’ailleurs, il ne se préoccupait que de Milla et Lorenzo : il voulait les comprendre, partager leur univers et ne plus s’ennuyer auprès d’eux. Pour ça, il devait y consacrer tout son cœur — pas question de se disperser avec une femme. Quand il n’avait pas sa progéniture, il faisait du sport et lisait les enseignements du Véhicule de diamant.
Il avait raconté en détail à Erwan sa dernière expédition : l’aîné avait approuvé. Il était entendu que la force et le pouvoir se partageaient désormais entre les deux frères. Depuis, ils n’avaient plus jamais reparlé de l’affaire. Ils évoquaient parfois, du bout des lèvres, Gaëlle comme on effleure une plaie encore à vif. Ils se remémoraient aussi le Vieux au gré d’un détail, d’une anecdote, mais jamais Maggie, qui avait emporté son mystère dans la tombe. Meurtrière, victime, manipulatrice, soumise, aimante, haineuse : pas moyen de fixer l’image.
— Tu en reprends ?
— Ça ira, merci.