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— Y a pas de début ni de fin dans le merdier congolais mais faut bien commencer par quelque chose, alors prenons le génocide du Rwanda, en 1994. Un million de Tutsis massacrés par les Hutus en quelques jours. Un putain de coup de folie à l’africaine. Je m’attarde pas : tout le monde connaît.

« Mais ce n’était que le début de l’hécatombe. Quand les Tutsis ont repris le pouvoir à Kigali, les Hutus ont fui vers les Grands Lacs, à l’est du Congo. En quelques jours, des millions de réfugiés sont arrivés dans le Kivu. Les villes ont doublé, triplé, quadruplé en une nuit. Des camps se sont installés à la va-vite. On savait plus quoi foutre des Hutus et on redoutait l’arrivée des Tutsis prêts à se venger.

« Paul Kagamé, le nouveau président tutsi du Rwanda, n’a pas tardé à lancer ses troupes à leur poursuite et en a même profité pour dégommer le vieux Mobutu. Après le génocide contre son ethnie, il aurait pu décapiter le maréchal, les Occidentaux auraient encore applaudi. Pourtant, histoire de donner une légitimité à son invasion, il a monté une révolte congolaise bidon en associant quelques anciens rebelles en une pseudo-coalition. Parmi eux, il y avait Laurent-Désiré Kabila, un vieux briscard des années 60, à la retraite depuis des lustres.

— C’est ainsi qu’a commencé la première guerre du Congo…, coupa Erwan.

Grégoire soupira. Il estimait être le seul à pouvoir parler des affaires africaines. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’en abstenait. De son point de vue, il n’y avait là-bas ni problème ni solution. Seulement un imbroglio inextricable à gérer au jour le jour.

— Cette première guerre n’a duré que quelques mois. On était en 1997. Une fois installé au pouvoir, Kabila a exprimé sa gratitude à sa façon : il s’est retourné contre Kagamé et a chassé les Tutsis du pays, ces « sales envahisseurs ».

Toujours pas de poisson dans les assiettes. La veille, ils avaient attendu plus d’une heure. Quand leur commande était arrivée, le capitaine était froid et ils n’avaient plus faim.

Erwan écoutait autant son père que les bruissements de la brousse autour d’eux. Cette vie fourmillante dans les ténèbres, c’était presque réconfortant. De temps en temps, les crapauds-buffles entonnaient un solo.

Il voulut encore jouer à l’affranchi :

— J’ai lu tout ça. En représailles, Kagamé a réarmé ses troupes et envahi de nouveau la région des Grands Lacs. Deuxième guerre du Congo.

— Exactement, lui accorda Morvan avec réticence. Mais la donne avait changé : Kabila avait eu le temps de se constituer des troupes, les fameux kadogos, les enfants soldats. Il avait aussi armé les Hutus, ceux-là mêmes dont il avait provoqué le massacre dans l’est du pays. Sans compter ses nouveaux alliés, l’Angola et le Zimbabwe. De son côté, Kagamé s’était associé à l’Ouganda et au Burundi.

« Une sorte de guerre continentale a éclaté au centre de l’Afrique et provoqué une réaction en chaîne : des milices sont entrées dans la bataille. Les Maï-Maï, les Banyamulenge, d’autres rebelles encore… Même au sein de l’armée régulière congolaise, des rivalités sont apparues entre anciens des FAZ, les Forces armées zaïroises, et les kadogos, les enfants soldats… On n’en finirait pas si on devait citer tout le monde.

— D’après ce que j’ai lu, la situation s’est calmée, non ?

— Tu parles. Y a déjà eu je ne sais combien de négociations, d’accords de cessez-le-feu, d’alliances. À chaque fois, c’est reparti de plus belle. Pour dire la vérité, personne ne sait à quoi s’attendre.

— Sauf toi.

— Je n’ai pas cette prétention mais je peux te dire deux choses, et c’est pas des scoops. La première, c’est que cette guerre serait terminée depuis longtemps si elle ne se passait pas sur un des sous-sols miniers les plus riches au monde. La deuxième, c’est que ce sont toujours les civils qui trinquent. Pour l’instant, ces conflits ont fait au moins cinq millions de morts. Plus que ceux de Yougoslavie, d’Afghanistan et d’Irak réunis. En première ligne bien sûr, femmes et enfants. Les épidémies, la malnutrition, les viols, l’absence de soins les ont décimés.

Comme à point nommé, les capitaines arrivèrent. Cette fois, malgré l’attente et le sujet lugubre, ils se jetèrent sur leurs assiettes. Le silence s’imposa. Tout en mastiquant — aucun goût —, Erwan cogitait. Son père confirmait ce qu’il avait lu mais les faits, exposés de sa voix de stentor, devenaient plus réels.

Au bout de quelques minutes, il le relança :

— Tu ne m’as pas répondu : c’est plus calme aujourd’hui, oui ou non ?

— Les Casques Bleus ont mis quelques branlées, oui. Des chefs finissent par être arrêtés, des accords sont en cours, mais les armes circulent toujours, les mines tournent à plein régime et financent chaque « groupe d’autodéfense ». Le gouvernement central n’a aucun pouvoir sur cette zone…

— D’après mes sources, le Nord est sécurisé. La guerre est au Kivu et…

— Tu écoutes quand on te parle ? Je te répète qu’on ne peut jamais savoir ce qui va arriver, et certainement pas dans la région du Tanganyika. D’un jour à l’autre, des groupes tutsis peuvent déferler et reprendre les hostilités face aux FARDC.

— Tu y vas bien, toi…

— C’est mon business.

Erwan savait que Morvan s’apprêtait à exploiter en secret de nouvelles mines, en amont de Lontano. Il fallait reconnaître qu’à près de soixante-dix ans, le Padre avait encore les couilles gonflées à bloc.

— Dans tous les cas, conclut-il, nous allons toi et moi dans la même direction. Alors profite de mon appareil. Je te dépose à Ankoro et je reviens te chercher une ou deux semaines plus tard, à la même place. T’auras tout le temps de faire ta cuisine.

À ce stade, impossible de déceler le piège dans cette offre mais son père n’avait aucune raison de l’aider. Bien au contraire. Erwan fit rapidement ses comptes. Après tout, ce vol lui ferait gagner un temps précieux et Grégoire aurait d’autres chats à fouetter que de le surveiller.

— Je ne serai pas prêt avant 14 heures, objecta-t-il encore pour ne pas céder trop vite, je dois d’abord aller à Saint-François-de-Sales.

— Je t’attendrai, promit Morvan en lui tendant la main.

Erwan la saisit en ayant l’impression de serrer une corde autour de son cou.

3

Sous le soleil, Erwan marchait dans une ville déserte. Une cité blanche, avec de grandes avenues ponctuées de palmiers et d’édifices aux toits-terrasses. Il savait qu’il rêvait mais le rêve était plus fort que tout, formant un univers clos dont il lui était impossible de s’extraire.

Il avançait avec difficulté, sentant ses pas s’enfoncer dans le sol. Pourtant l’asphalte était dur : c’était son corps qui cédait comme de la boue. Ses membres ne contenaient plus ni os ni muscle. La lumière accentuait encore sa déliquescence. Il fondait dans la chaleur…

Il repéra sous les porches des taches brunes qui ressemblaient à des silhouettes. Il s’approcha et découvrit des peaux noircies, graisseuses, clouées aux portes, s’étoilant sur un mètre d’envergure.

Du cuir humain…

Il se souvint que c’était la spécialité de la ville : des tanneurs qui ne travaillaient que la peau d’homme.

Un cri retentit, puis un autre, et un autre encore. Erwan essaya d’accélérer mais ses jambes s’enfonçaient de plus en plus au contact du bitume. Il ne fuyait pas, il s’enlisait… en lui-même.

Les hurlements devenaient intolérables, faisant craquer son crâne comme une coquille. Il ouvrit les yeux. À travers la moustiquaire, les murs de la pièce palpitaient. Des voix s’élevaient dehors, bien réelles. Une odeur de grillé saturait l’atmosphère. Il se redressa et comprit : un incendie, quelque part.