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— C’est ça.

— Tu en as déjà vu ?

— Non.

— En général, elles circulent par deux. Elles mesurent plusieurs centaines de mètres de long et on y embarque tout ce qu’on peut : familles, bétail, nourriture, matériaux, essence, soldats, prêtres, prostituées… C’est plutôt folklo.

— Combien de temps pour atteindre Lontano ?

— Plusieurs jours. Y a pas de règle. Actuellement, avec la guerre qui menace, on ne s’arrête qu’un moment à chaque fois. On débarque les gens, les vivres, les médicaments des ONG, les armes parfois, et on repart aussi sec, avant d’être repéré par une milice…

— Et pour mon retour, quand les barges reviennent-elles ?

— Elles ne reviennent pas. Du moins pas de ce côté du fleuve.

— Y a bien des bateaux qui retournent à Ankoro, non ?

— Possible, mais si tu restes à Lontano, tes chances de survie sont égales à zéro. Tu devras mener ton enquête pendant les quelques heures d’arrêt. Après ça, tu remontes à bord et tu remercies Dieu d’être encore entier.

— Tu m’as proposé hier de me déposer là-bas pour une semaine ou deux.

— Avec une escorte à moi. Seul, tu ne tiendrais pas une journée.

— C’est absurde.

— Je te le fais pas dire. Tout ce périple pour seulement une heure ou deux sur place…

Une question de débutant lui traversa l’esprit :

— Le fleuve, c’est déjà le Congo ?

— Son cours supérieur, le Lualaba. T’as pris ta quinine ?

— Du Lariam.

— T’as eu tort : la méfloquine peut avoir des effets secondaires terribles. J’ai vu des gars devenir dingues, perdre la vue ou faire des crises cardiaques à cause de cette merde.

Erwan ne répondit pas, l’air de dire : « Je n’ai plus dix ans. »

— T’as déjà voyagé dans des pays difficiles ? insista le paternel.

— Je suis allé en Inde chercher Loïc.

— Rien à voir.

— J’ai effectué aussi une mission en Guyane et…

— C’est la France.

— Qu’est-ce que t’essaies de me dire ?

Morvan se pencha à la manière d’un vieux pirate au fond d’une taverne :

— Que le Congo-Kinshasa vit à l’âge de pierre. Évite de te blesser : tu crèverais d’infection en quarante-huit heures. Ne bois jamais l’eau sans l’avoir purifiée. Couvre-toi de répulsif : le principal vecteur de maladies dans la brousse, ce sont les bestioles.

— J’ai emporté une trousse à pharmacie.

— Alors, surveille-la comme si c’était ton billet retour. Bien sûr, tu ne touches pas à la femme noire.

Morvan attrapa par terre un sac à dos Eastpak qu’il posa sur ses genoux. Il en sortit un objet emmailloté dans un chiffon et le poussa entre café et croissants.

— Tu pourras pas dire que je pense pas à toi.

Erwan souleva un pan de tissu et découvrit une crosse de polymère noir frappée du logo GLOCK dont le G enchâsse les autres lettres.

— Les chargeurs sont dans le sac, précisa Grégoire en y replaçant l’arme. Du matos fiable, piqué aux forces de la MONUSCO.

Erwan s’efforça de ne pas avoir l’air choqué.

— Je te remercie mais je ne pense pas en avoir besoin.

— Tu penses mal et c’est pour ça que tu dois m’écouter. (Plongeant à nouveau la main, Morvan sortit cette fois un téléphone portable plus gros que la moyenne, surmonté d’une antenne imposante.) Un Iridium. Avec ça, tu pourras m’appeler de n’importe où, même du fin fond du trou du cul de la forêt, c’est fait pour.

— Tu veux dire : en cas de problème ?

Il avait pris une inflexion ironique, inutilement provocatrice.

— Je serai à environ cinquante kilomètres en amont du fleuve et j’aurai un avion dispo dans les vingt-quatre heures. Mon numéro est déjà mémorisé.

Erwan se jura de ne jamais contacter son père. Il mesurait à quel point son enquête était ambiguë : il cherchait l’assassin de Catherine Fontana, espérant secrètement coincer son propre géniteur, or c’était encore lui qui le protégeait aujourd’hui.

Le Vieux lui tendit le sac après l’avoir bouclé d’un coup de zip. Erwan se fendit d’un signe de tête en guise de merci.

Nouvelle tournée de café. Avant une dernière salve de conseils — pour la route :

— Il faut que tu comprennes que les guerriers que tu vas croiser n’ont rien à voir avec les meurtriers qu’on voit au 36. La plupart sont cannibales et ont le crâne farci de croyances délirantes. Les Maï-Maï pensent que les balles se transforment en gouttes d’eau à leur contact. Les Tutsis se trimballent avec des sacs remplis de sexes humains. Les Hutus violent les femmes sur les viscères des maris qu’ils viennent d’assassiner.

— Je travaille à la Crime, je te rappelle.

— C’est ce que je suis en train de dire. Il ne s’agit plus d’un homme qui a tué sa bonne femme ni même d’un psychopathe qui compte quelques victimes à son actif. Je te parle de cinglés qui ont des centaines de morts au compteur, capables de forcer une femme à dévorer ses propres enfants, équarris et cuits sous ses yeux. Quand tu affronteras ce genre de gars, il ne sera plus temps de jouer au flicard affranchi.

Erwan fit mine d’avoir intégré la leçon. En réalité, il n’y croyait pas. De telles horreurs tenaient de la légende de brousse, déformée, amplifiée par le bouche-à-oreille.

De toute façon, il éviterait les seigneurs de guerre. Il n’était pas là pour sauver le monde — il devait seulement trouver des témoins, leur rafraîchir la mémoire et découvrir ce qui s’était vraiment passé en avril 1971 à Lontano — et basta.

— Je vais préparer mes sacs, conclut Morvan en se levant. Pas de regrets ?

— Ça ira, papa : n’insiste pas.

Grégoire lui donna une tape amicale sur l’épaule :

— Je serai de retour avant que tu sois parti.

5

Morvan gagnait le hall quand le concierge l’interpella : on l’attendait derrière l’hôtel, dans un patio bizarrement surnommé l’« atrium ».

— Qui ça ?

Le Noir eut un signe d’excuse : il ne savait pas ou ne pouvait rien dire. Grégoire jura à voix basse et contourna le comptoir, empruntant un corridor destiné aux membres du personnel. La matinée commençait mal.

Un colosse faisait les cent pas dans l’arrière-cour, costume sombre et Ray-Ban sur le front — il était si large qu’il semblait occuper tout l’espace. Le général de brigade Trésor Mumbanza en personne, accompagné d’un sbire aussi grand que lui, mais filiforme et en treillis.

— Salut à toi ! s’écria le géant en ouvrant les bras.

— J’allais t’appeler, mentit Morvan.

— J’espère bien ! Personne ne m’a annoncé ton arrivée !

— Une erreur du bureau.

Malgré son appréhension et sa mauvaise humeur, le décor lui plaisait. Un de ces recoins intimes qui vous donnent l’impression de pénétrer dans les coulisses de l’Afrique. Le sol de la véranda était couvert de sciure rouge et de feuilles tombées dans la nuit. Au-delà, enserré par un mur à claire-voie, un jardin à l’abandon égrenait quelques arbres cendrés aux racines énormes. On aurait dit une serre à ciel ouvert, un échantillon de forêt tropicale.

Le garde du corps attrapa une chaise en plastique et la tendit à Morvan : plutôt un ordre qu’un geste courtois. Il s’assit, ses deux interlocuteurs restèrent debout.

— Je suis venu t’apporter tes autorisations. Pour ton voyage dans le Tanganyika.

Mumbanza lui remit une chemise cartonnée, déjà gondolée par l’humidité. Près d’un kilo de paperasse signée, contresignée, tamponnée et validée par une armée de fonctionnaires dociles.