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— Qui t’a dit que j’allais dans le Nord ?

— Tss, tss, tss… Tu sais bien que je sais tout, cousin.

La Touffe avait trouvé des véhicules en bon état, de l’essence, des armes, des hommes. On ne pouvait pas lui demander en prime d’être discret.

— Je pars en prospection, dit Morvan d’une manière vague.

— Il me semble que tu emportes plutôt de quoi transporter des minerais.

Surnommé le Boss à Lubumbashi, Mumbanza était le souverain du Katanga. Le chef des armées de la province, l’homme qui empêchait la guerre de gagner la zone la plus prospère du Congo. Quand Philippe Sese Nseko, le patron local de Coltano, s’était fait assassiner, le général avait naturellement pris sa place à la tête de la compagnie. Il n’avait aucune compétence minière mais il pouvait assurer l’ordre autour des gisements — ce qui était le principal. Ses nouvelles fonctions ne l’empêchaient pas d’en briguer d’autres : tout le monde savait qu’il voulait devenir gouverneur du Katanga.

— Tu prospectes pour Coltano ?

— Non. Pour Kabila.

Le Noir fronça les sourcils :

— Depuis quand tu travailles pour notre pays ?

— Depuis que Kabongo me l’a demandé, improvisa Grégoire.

Le nom de l’éminence grise des ressources minières en RDC fit son effet. Même à mille cinq cents kilomètres de Kinshasa, il n’était jamais bon de froisser le pouvoir central. On en avait vu se faire dégrader — et même disparaître — pour moins que ça.

— Tu fais donc des heures sup ?

— Ça se calme dans le Tanganyika : je vais voir ce qui pourrait y être exploité.

— Dans quel coin, ces recherches ?

Morvan sourit sans répondre : imperceptiblement, il reprenait la main. L’autre ne devait pas réellement croire ses mensonges mais comment vérifier ?

— J’espère que t’es pas en train de faire un nain dans l’dos à ta propre compagnie…

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce que t’as vendu toutes tes actions le mois dernier.

Il était toujours surpris du degré d’information des Congolais. Après la mort de Nseko, tout était parti de travers du côté de Coltano : le cours de l’action avait subitement monté suite à de mystérieux achats de titres. Or, Morvan ne voulait surtout pas qu’on s’intéresse à sa compagnie ni qu’on découvre l’existence des nouveaux gisements. Il craignait aussi que ses partenaires africains ne le soupçonnent d’être derrière ces acquisitions. Finalement, il avait réussi à éteindre le feu en vendant à perte son propre portefeuille.

— Ça, c’est une autre histoire… Déjà du passé, j’espère.

Le Noir frappa dans ses mains et retrouva son entrain, désignant son compagnon :

— Je te présente le colonel Laurent Bisingye, le nouveau commandant de secteur opérationnel du Nord-Katanga. C’est lui qui s’occupe des troufions maintenant que je joue aux civils !

L’homme fit un pas et s’inclina légèrement. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et semblait plus léger que les feuilles mortes à ses pieds. Morvan l’avait reconnu. En 1994, des centaines de milliers de Tutsis innocents avaient été tués dans des conditions effroyables par les Hutus mais d’autres Tutsis, armés et entraînés en Ouganda, n’avaient rien à envier aux génocidaires. Bisingye était de ceux-là. Il avait créé des milices dans le Kivu et s’était fait une réputation terrifiante en inventant des tortures de son cru — il était notamment connu pour faire fondre du plastique dans la vulve des petites filles et des nouveau-nés. Tout cela ne l’empêchait pas de croire intensément en Dieu : s’il n’avait pas été militaire, il aurait été prêtre. Il n’y avait pas de place pour les Hutus au royaume des cieux.

Il avait la gueule de l’emploi. Son visage en lame de couteau, typique de son ethnie, portait des cicatrices latérales. Pas des blessures de machette mais des scarifications guerrières. En Afrique, la ligne est très mince entre stigmate de souffrance et signe de bravoure.

— En cas de problème sur le terrain, tu peux toujours t’adresser à lui, ajouta Mumbanza.

Des problèmes, Morvan en aurait certainement, et plus certainement encore avec les alliés de Bisingye. Dans ce cas, il devrait faire appel à l’officier. Tel était le message : là-haut, un Blanc pouvait facilement se transformer en feu de bois.

Il se leva et serra la patte de poulet du colonel :

— Enchanté.

Pas un mot, pas un sourire de la part du tortionnaire. Grégoire se rassit et ne put que s’enfoncer dans un obscur fatalisme. Pour exploiter ses nouvelles mines, il avait dû conclure un accord avec Kabongo dans le dos du pouvoir national. Au moindre accroc, il serait forcé de passer aussi un deal avec Mumbanza, dans le dos de Kabongo…

À ce rythme, son butin fondrait comme neige au soleil.

Le général se fendit d’un discours sur la situation actuelle, le mettant en garde contre d’éventuels affrontements entre armées rwandaise et congolaise, de part et d’autre du fleuve. On parlait même de livraisons d’armes…

Morvan n’y croyait pas. D’ailleurs, à cet instant, il s’en foutait, se laissant bercer par l’atmosphère environnante. Les arbres géants drapés de lianes, les hachures du soleil emplies de poussière, les insectes qui dessinaient de furtives arabesques dans les vapeurs de la matinée. Il flottait ici un mélange d’odeurs fongiques et de parfums d’écorce qui évoquait un endroit très lointain mais aussi familier. Quelque chose comme une cave qui laisserait passer les rayons d’une lumière divine.

— Tu m’écoutes ou quoi ?

— Excuse-moi, se concentra Morvan. Qu’est-ce que tu disais ?

— Je te demandais ce que ton fils fout ici.

Erwan était son talon d’Achille, surtout s’il restait à Lubumbashi. Il serait facile de viser le gamin au moment de partager le gâteau.

— Rien à voir avec moi. Il vient collecter des faits pour une enquête qu’il mène à Paris.

— Le Katanga, ça fait vrrrrraiment loin de Paname, tonton.

— En septembre dernier, plusieurs meurtres ont été commis en France dans le style de l’Homme-Clou.

Prononcer ce nom au Congo, c’était comme parler de Jack l’Éventreur en Angleterre ou de Landru en France. Le meurtrier en série que tout le monde connaît. Presque une fierté nationale. Mumbanza hocha lentement la tête : il avait eu vent de l’affaire.

— Erwan a arrêté le coupable…, continua-t-il.

— Tu veux dire qu’il l’a tué.

Morvan fit comme s’il n’avait pas entendu :

— Il est venu consulter les archives du procès de Pharabot pour boucler sa procédure.

Le colosse arpentait lentement le patio, shootant de temps à autre dans une feuille.

— Je me disais bien que cette histoire d’incendie au collège était pas catholique…

Il rit de sa propre blague et posa un regard lourd sur son interlocuteur.

— On m’a dit que c’était un accident.

— Toute l’Afrique est un accident.

— Qu’est-ce que tu crois ?

— Qu’on a fait le ménage. Des vieux dossiers étaient entreposés à Saint-François-de-Sales. Personne n’a envie qu’on remue la boue du passé.

Morvan remerciait mentalement le ciel que ce connard soit né après les évènements — il ne pouvait que soupçonner les abîmes que recouvraient les faits.

— Il va donc repartir ? reprit le Noir, les mains dans les poches.

— Il compte creuser quelques pistes avant de rentrer en France.

— Ici ?