— À Lontano.
— Il n’aura pas les autorisations.
Le général commençait à le chauffer avec ses grands airs.
— Sauf si je m’en occupe.
Mumbanza se planta devant lui. Dans ce soleil éclatant, parmi ces arbres qui semblaient nés avec le monde, il accédait à une dimension mythique : un de ces géants de la cosmologie du Bas-Congo, celle-là même qui avait inspiré l’Homme-Clou.
— C’est vraiment ce que tu souhaites ? Le bon papa blanc a peut-être pas intérêt à ce que le fiston fouille dans son passé.
— Tu m’emmerdes, grogna Morvan en se levant. Je dois préparer mon voyage.
Trésor s’inclina en signe d’excuse. Tout ça était joué sur le mode théâtral, avec grimaces et pantomimes. De la commedia dell’arte à la sauce pili-pili.
— Pontoizau ne laissera jamais voyager ton fils.
— Qui ?
— Le nouveau commandant de la MONUSCO. Vrrrrraiment pas un rigolo.
Morvan se souvenait de l’avoir croisé à l’aéroport : un Canadien avec un FAMAS planté dans le cul. Erwan aurait décidément du mal à quitter Lubumbashi.
Il décida de conclure sur un sujet qui mettrait tout le monde d’accord :
— Et sur Nseko ? Où en est l’enquête ?
— Quelle enquête ? répondit l’autre dans un nouvel éclat de rire.
On avait retrouvé le Bemba dans sa villa, la poitrine ouverte, le cœur prélevé. Le ou les assassins y étaient allés à la scie circulaire. Personne n’avait cherché à savoir qui avait fait le coup. On n’avait retenu que le symbole : Nseko avait fauté et il avait été châtié. Un message presque banal dans un pays en guerre depuis près de vingt ans.
— Je te souhaite bon voyage, mon frère, fit le général. Donne des nouvelles.
Songeur, Morvan le regarda s’éloigner. Qui avait tué Nseko ? Des concurrents tutsis sur le marché du coltan ? Des associés dans un trafic parallèle ? Mumbanza lui-même ? Il était peut-être temps de se poser vraiment la question.
Nseko était un des rares Congolais au courant des nouveaux filons : avait-il parlé avant de mourir ? Si c’était le cas, on attendrait Morvan de pied ferme dans ses collines, scie électrique au poing.
Comme pour confirmer ses soupçons, Mumbanza se retourna avant de disparaître et entoura de son bras les épaules de son sinistre cerbère.
— Et surtout, clama-t-il d’un air rigolard, en cas de pépin, n’oublie pas de contacter le colonel Bisingye ici prrrrrésent !
6
— Il y a longtemps que je ne vous ai pas vue.
— C’est vous qui m’avez appelée.
— J’étais inquiet.
— Je sais ce que vous allez me dire.
— Alors, dites-le à ma place.
— Une thérapie doit être régulière. En ne venant plus, j’ai tout gâché. Aucune chance de guérison.
— Dans ce domaine, on ne peut pas parler de… guérison.
Gaëlle soupira :
— Je ne suis pas là depuis cinq minutes que vous me gonflez déjà avec vos grands airs. Ne commencez pas à couper les cheveux en quatre.
— Asseyez-vous.
— Je préfère le divan.
— Comme vous voudrez.
Elle s’allongea et retrouva, avec une étrange familiarité, le contact de l’oreiller aux broderies népalaises. Depuis son adolescence et ses crises d’anorexie, elle avait usé de nombreux psychiatres et psychanalystes — Éric Katz était le dernier en date. En mai dernier, elle avait décidé de le laisser tomber — sans même le prévenir.
L’homme lui avait laissé une empreinte plus profonde que les autres mais la violence des évènements de septembre avait refermé le couvercle sur tout ça. Et voilà que c’était lui qui venait de la rappeler pour prendre de ses nouvelles. D’accord pour un rendez-vous, sans engagement, et cette perspective lui avait réchauffé le cœur. Qui n’a pas été amoureuse de son psy ?
Elle laissait le silence remplir la pièce. Elle se souvenait de séances entières où elle n’avait pas dit un mot. Toute une époque… Elle renouait avec chaque détail. Les fissures du plafond. Les livres de Freud et de Lacan qu’elle pouvait apercevoir en relevant la tête. Le parfum de cèdre qui flottait dans la pièce. Elle avait l’impression de reposer dans un bain tiède qui lentement annihilait ses défenses.
Ce fut Katz qui craqua en premier :
— J’ai tout de même eu de vos nouvelles.
— Par qui ?
— L’hôpital Sainte-Anne.
— C’est vraiment la Stasi, votre corporation.
— Allons, vous avez un dossier médical, c’est tout. Je suis votre psychiatre et…
— Ils vous ont appelé ?
— Le lendemain, oui.
— Ils vous ont raconté ?
— Les grandes lignes, mais j’aimerais entrer dans les détails avec vous.
Le charme des retrouvailles était déjà brisé. En quelques secondes, le divan était devenu un gril. Elle resta muette. Le psychiatre ne faisait pas le moindre bruit. On aurait pu croire qu’il s’était esquivé par une porte dérobée.
— J’avais un projet…, se décida enfin Gaëlle. Détruire mon père.
— On en a souvent parlé.
— Non. Là, je possédais un moyen concret pour l’anéantir.
— De quelle manière comptiez-vous vous y prendre ?
— Par hasard, j’ai eu accès à des informations confidentielles sur des gisements de coltan, au Congo.
— Le coltan, qu’est-ce que c’est ?
— Un minerai rare qu’on trouve en Afrique centrale. On l’utilise dans la fabrication des circuits électroniques, notamment dans les portables, les consoles de jeux. Mon père a fait fortune avec ce truc.
— Je croyais qu’il était préfet.
— L’un n’empêche pas l’autre. Il a toujours eu, parallèlement à sa carrière de flic, des affaires au Congo.
Elle fit une pause. Il ne relança pas aussitôt. Peut-être prenait-il des notes…
— Quel genre d’informations ?
— L’année dernière, une équipe de prospection a découvert des filons importants dans une zone que contrôle la compagnie de mon père et qui, malgré la guerre, pourraient être exploités. Personne n’était au courant à part lui.
— Vous avez vendu ces informations ?
— Non. Je les ai refilées, gratuitement, à des banquiers que je connaissais.
— Comment les aviez-vous rencontrés ?
— Vous le savez bien.
Nouveau silence, aucun jugement.
— Quel était votre plan au juste ?
— Je sais pas trop, j’y connais rien en finance, mais j’ai senti, d’instinct, que ces renseignements pouvaient foutre le bordel. J’ai été servie. Les banquiers ont acheté en masse les actions de Coltano. Ces mouvements ont provoqué une hausse imprévue du cours, ce qui a mis mon père dans la merde. Ses partenaires congolais ont cru que c’était lui qui achetait pour avoir la mainmise sur la boîte.
— C’était si grave ?
— On voit que vous ne les connaissez pas. Moi non plus d’ailleurs. Mais selon mon père, ils ne rigolent pas.
— Puisque ce n’était pas lui…
— Les Noirs se sont aussi demandé pourquoi on achetait d’un coup du Coltano alors que les mines ronronnaient tranquillement. Mon père craignait qu’ils découvrent l’existence des nouveaux gisements.
— Il n’en avait pas parlé ?
— Vous comprenez rien ou quoi ? Il projetait de les exploiter en douce, pour son propre compte, dans le dos de ses associés. Tout ça, je l’ai appris plus tard…
— Ils ont donc découvert la vérité ?
— Non. Mon père s’est démerdé, comme d’habitude. Pour faire baisser le cours, il a vendu ses propres actions à perte. Mes banquiers ont fini par revendre les leurs, pensant que mon tuyau était bidon. Les Congolais ont lâché l’affaire. Coltano est retourné à son destin de groupe obscur.