— Vous avez ruiné votre père ?
Elle gloussa mais son rire résonna comme la dernière respiration d’un noyé.
— Même pas. Il a raflé un gros paquet de fric et finira par tout racheter, j’en suis sûre. Entre-temps, il aura exploité comme prévu ses putains de filons. D’ailleurs, à l’heure où je vous parle, il est là-bas, sans doute en train de fouetter des gars qui triment dans des tunnels irrespirables.
— C’est pour ça que vous le haïssez ?
— Bien sûr que non.
Nouvelle pause. Cette fois, elle en était certaine, il écrivait.
— Mais il s’est passé quelque chose de beaucoup plus grave, n’est-ce pas ? relança-t-il enfin.
Elle déglutit — du papier de verre dans sa gorge.
— Quand il a su ce que j’avais fait…, murmura-t-elle, il a déboulé chez mon frère, Loïc. J’étais là-bas pour garder ses mômes. Je l’ai vu surgir, je… j’ai paniqué… Pourtant, je savais que ça arriverait… J’espérais même cet affrontement… Je voulais jouir de sa sale gueule ravagée… Je…
Elle s’arrêta. Surtout ne pas pleurer.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je me suis jetée par la fenêtre. Loïc habite au troisième étage.
Elle s’accorda une minute de silence. Une sorte d’épitaphe muette. Mais même son suicide, elle l’avait raté.
— Je m’en suis sortie, poursuivit-elle d’une voix brève, grâce aux arbres, au toit d’une bagnole, j’me souviens plus. Surtout, je m’en suis sortie pour m’apercevoir que je n’en sortirais jamais.
— Soyez plus explicite.
— Je peux haïr mon père, essayer de le détruire, ce ne sont que des esquives. Le seul sentiment qu’il m’inspire est la peur. Une peur primitive, incontrôlable.
— Pourquoi ?
Elle se redressa sur un coude, comme un patient qui refuse, au dernier moment, l’amputation.
— On est obligés de remettre tout ça sur le tapis ?
— C’est votre parole qui vous soigne. Peu importe le nombre de fois que vous ressasserez les mêmes histoires, quelque chose d’autre s’échappe et vous soulage.
Katz avait une voix métallique, asexuée. Ce timbre renforçait encore la neutralité de sa présence. Ni homme ni femme, seulement une oreille…
— Toute sa vie, ce salopard a frappé notre mère, reprit-elle en s’allongeant de nouveau. J’ai grandi dans cette terreur. Je ne l’ai jamais embrassé. Je ne l’ai jamais autorisé à m’approcher. Le jour où je le toucherai, ce sera pour le tuer.
Voilà ce qu’elle s’était dit en se relevant entre deux voitures, après sa chute. Mais cette résolution ne valait pas plus que les autres. Déjà, le Vieux volait à son secours. On efface tout et on recommence.
Elle chercha un kleenex dans son sac, se moucha puis essuya ses yeux, toujours allongée. Il fallait qu’elle redevienne Gaëlle l’arrogante, la cynique. Que ses mots soient du poison et non des larmes.
— Et Sainte-Anne ?
Elle se mit à rire comme le font les petites filles pour s’empêcher de pleurer.
— Vous voulez m’achever ou quoi ?
— Il faut vider la plaie.
— Après ma chute, on m’a emmenée à l’Hôpital américain pour un examen clinique puis on m’a internée à Sainte-Anne en HDT.
— Parce que vous étiez encore fragile.
— Fragile ? fit-elle en montant le ton. Je venais de faire le grand saut. Vous croyez que ce dont j’avais besoin, c’était de me retrouver avec des dépressifs encore plus atteints que moi ?
Le psychiatre ne prit pas la peine de répondre. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans son coussin comme dans une mare saumâtre, entre deux rochers noirs.
— La nuit suivante, reprit-elle enfin, je me suis fait agresser à l’hôpital. Un homme en combinaison de latex a tenté de m’assassiner. Il a tué un infirmier et le flic chargé de me protéger. J’ai réussi à fuir. Pour une suicidée de la veille, c’était pas banal. Il faut croire que mon heure n’avait vraiment pas sonné.
— Vous aurez au moins appris quelque chose.
— Épargnez-moi ce ton condescendant.
— Cet agresseur, il a été identifié ?
Elle cracha un juron puis hurla :
— Vous lisez jamais les journaux ou quoi ?
— Arrêtez de tergiverser, Gaëlle. Peu importe ce que je lis ou ce que je sais, le but de cette séance est que vous me racontiez, vous, ce qui est arrivé.
Elle expectora un souffle — un sifflement d’autocuiseur.
— L’homme qui est venu cette nuit-là était l’Homme-Clou. Ou plutôt un meurtrier qui s’inspirait du premier Homme-Clou, le tueur en série que mon père avait arrêté dans les années 70 au Katanga. Je vous préviens : je ne raconterai aucune des deux histoires.
Elle perçut un léger soupir qui était peut-être un sourire, puis :
— Comment s’est terminée cette affaire ?
— Mon frère, Erwan, était chargé de l’enquête. Il a fini par démasquer l’assassin.
— Il l’a tué, non ?
— C’est moi qui l’ai tué.
Cette fois, elle put sentir le choc de sa révélation. Officiellement, Erwan Morvan, commandant à la Brigade criminelle, avait éliminé le meurtrier qui s’était introduit chez lui. Personne ne savait que c’était Gaëlle, dormant dans son appartement, qui avait tenu le couteau.
Peut-être était-elle venue ici pour se délivrer de ce poids. Ou simplement pour le plaisir de provoquer le docteur Katz. Elle imaginait ses pupilles dilatées, sa bouche entrouverte. Elle détestait son physique : un visage efféminé, un corps d’une maigreur malsaine, un look trop apprêté.
Cette fois, elle se redressa pour de bon et s’assit sur le divan, les yeux brûlants, serrant machinalement son sac à deux mains.
— Je ne vous en dirai pas plus, souffla-t-elle. C’est bon pour aujourd’hui.
— Notre temps est passé, de toute façon.
Toujours le dernier mot. Elle lui tournait le dos mais elle devinait que lui aussi avait son compte. Elle fut tentée de l’achever avec un ou deux détails supplémentaires — comme le Glock 9 mm que son père lui avait donné et qu’elle portait dans son sac ou que les deux gardes du corps qui l’attendaient en bas, dans la rue Nicolo.
Elle aurait également pu ajouter que l’affaire de l’Homme-Clou n’était pas vraiment réglée, que des doutes subsistaient sur son identité et ses mobiles, que son frère était parti en Afrique résoudre une énigme souterraine liée au dossier. Garde des munitions pour le prochain rendez-vous. Elle avait déjà décidé de reprendre la thérapie.
Elle glissa ses jambes sur le côté, comme aurait fait une paralysée, et mit pied à terre. Elle cherchait de l’argent quand la voix lui ordonna :
— Venez donc vous asseoir ici.
Elle s’installa sur la chaise face au bureau et observa Katz quelques secondes. Tout de même fascinant. Envoûtant comme le sont les hommes à la beauté féminine. Il ne cherchait pas à corriger cette impression par ses vêtements. Au contraire. Il portait des chemises à col haut qui semblaient faites pour illustrer l’expression « collet monté ».
Ses poumons se comprimèrent : Katz rédigeait une ordonnance. Cette prescription la mortifiait d’autant plus qu’elle suivait toujours le traitement d’anxiolytiques de l’hosto. Il lui en rajoutait une couche comme on étouffe un cancéreux sous la morphine.
— Je prends déjà assez de trucs, asséna-t-elle.
— Je vous donne simplement les coordonnées d’un confrère.