Expédiés telles des flèches par les cordes vocales, les mots s'accéléraient en sortant de sa bouche. Warren se sentit oppressé. Certes, s'évader de la fourmilière était l'un de ses souhaits les plus chers, mais là, le risque était trop important. Sa famille, sa situation… sa vie si monotone…
— Pourquoi ne pas prendre de risques ? compléta Sam.
Warren eut l'inexplicable impression que ses pensées avaient filtré jusqu'aux oreilles de Sam. Il se braqua, se refusant de passer pour un apeuré devant son aventurier d'ami.
— Si, si, je l'aurais fait ! Rien que pour emmerder les autres, je me serais lancé. Je n'ai pas peur, moi !!
Il bafouillait. Les lettres s'emmêlaient, les mots se chevauchaient, les phrases bourdonnaient. Les effets de l'alcool, probablement. Un essaim de postillons dévorait la table basse.
— Tu as raison, oui, je l'aurais fait ! Je ne suis pas un vulgaire insecte, comme eux ! Eux n'auraient pas osé ! Tous ces poltrons en costume trois pièces ! Ils me harcèlent à longueur de journée, ils se croient forts. Eux faire ça ? Tu parles, ces trouillards finis… Pff… Mais moi si, et je me serais bien foutu de leur gueule, à ces empoisonneurs !
Un sourire moqueur balafra lentement le visage de Sam.
Warren arborait en effet la même tenue que ceux contre qui il pestait avec pareille véhémence. Odieuse cravate de soie impeccablement repassée, pantalon de flanelle d'une tristesse à faire pleurer un clown en fin de carrière, et chemise que n'aurait même pas endossé un représentant en aspirateurs. Mais Warren ne s'en aperçut pas, et ses yeux incandescents avaient laissé la place à des boulets de charbon ardents.
— Chut Warren, du calme… Tu vas réveiller ta belle famille. Ils dorment si bien, si paisiblement. Allons… Non, tu n'es pas comme eux. Tu es différent. Oui tu l'aurais fait, alors tu vas reprendre Lucie dans tes mains. Et tu vas le faire de nouveau…
— Qu… quoi ?
— Lucie est venimeuse ! Jamais je ne lui ai ôté son venin ! Prends-la ! ordonna-t-il d'un ton incisif.
Warren devint aussi blanc qu'un vin de Bourgogne. Bordé par l'impression que ses artères allaient se vider, comme pompées de l'intérieur par une paille sans fin, il tenta de s'expulser de son fauteuil, vacilla, et retomba lourdement dans le cuir. Son regard, englué à la petite boîte qui plastronnait à même pas un mètre de lui, s'embourba.
— Tu n'as pas fait ça ? Dis-moi que c'est faux !! Tu ne me l'aurais pas laissée entre les mains ?
Il comprit, à son regard reptilien, que Sam ne plaisantait pas.
Les deux fentes de jade qui le fixaient l'arrosèrent d'un franc frisson.
— Tes yeux sont bizarres, tu as l'air bizarre Sam, ça ne va pas ? Tu… tu me fais peur !!
— Si, ça va parfaitement !! Prends cette fichue araignée, montre à ces idiots que tu n'as peur de rien !!
Warren eut la conviction, nourrie par une forte dose de Calvados, que des rétines invisibles le dévisageaient. Le public absent se moquerait de lui s'il ne se jetait pas dans la gueule du loup. De toute façon, impossible de reculer maintenant. À la façon dont il ramassa la tanière de la tricoteuse, on aurait fort légitimement pu penser qu'il avait contracté la maladie de Parkinson. Son visage bouillait, pendant qu'un volcan entrait en éruption dans sa poitrine, répandant une lave noircie par la haine jusqu'aux tréfonds de son cœur.
— Vas-y, fais-le ! Fais-le ! répétait méchamment Sam.
Les prunelles de ses yeux étaient presque aussi fines qu'un fil à beurre. Il était penché par-dessus les épaules de Warren qui inclina mécaniquement le carton. La meneuse de revue, cette fois, bondit d'elle-même. Elle s'autorisa quelques foulées sur le bras frémissant, et comme le paysage avait un goût de déjà-vu, elle tira sa révérence. La belle connaissait la route, pas la peine de lui montrer le chemin ! Elle disparut en marche arrière dans son antre, sans saluer cette fois-ci, certainement mécontente de s'être déplacée pour amuser deux ivrognes en mal d'aventures.
— T'as vu, t'as vu, je l'ai fait ! Ha ! Ha ! Ha ! J'ai osé ! T'as vu ça ? Il rageait, irrigué d'un profond sentiment de puissance, alors qu'à peine cinq minutes plus tôt, il dédaignait de tels comportements primitifs.
— Oui, parfait, vraiment parfait, dit posément Sam en lui massant les trapèzes. T'es vraiment un as ! Je t'aime, tu sais !
Il leva la tête. Son estomac sonnait les cloches, tel un nourrisson qui attend la tétée.
— Déjà cette heure ? Je vais y aller, demain je me lève tôt. Un peu de travail dans ma nouvelle « maison. » Et puis tu sais, je dois réfléchir à ma nouvelle entreprise…
Sam avait expliqué qu'il avait racheté une ferme séculaire pour une bouchée de pain à une trentaine de kilomètres de là, afin de se préparer à la nouvelle société qu'il allait créer.
L'ancien propriétaire était parti finir ses jours dans un foyer, et Sam avait sauté sur l'occasion. « Cette vieille bicoque me rappellera l'Afrique », avait-il alors précisé.
— Passe me voir demain, ça me fera plaisir ! Tu découvriras mon somptueux palais ! J'ai une pièce étonnante à te montrer !
— Oui, d'accord, je viendrai accompagné de Beth, ça ne te dérange pas ? demanda Warren, ravi de l'invitation spontanée.
Son tremblement atteignait bien encore cinq sur l'échelle de Richter, mais il retrouvait peu à peu ses esprits.
— Non, bien sûr que non. Si elle n'est pas occupée… Ça a été une bonne soirée, merci pour ce succulent repas !!
— Quel plaisir de s'être retrouvés ! J'en reviens pas encore. Le « Grand Capitaine » est de retour !!
— À demain, donc ! sourit Sam, s'enfonçant dans sa voiture. Au fait, pour l'araignée et pour le serpent, n'en parle pas à Beth, elle pourrait me prendre pour un dingue !!
— Non, je garde ça pour moi. Génial le coup de l'araignée, génial !
Sam fondit dans l'obscurité. Il ne klaxonna pas, pour ne pas réveiller les agneaux endormis. Ils rêvaient tous si bien…
Il aimait vraiment Warren, comme un frère. À lui, il ne lui ferait pas de mal, jamais. Du moins, espérait-il ne pas en arriver là…
Il traversa la cour intérieure de sa ferme, puis poussa la gueule grinçante de la grange sordide, haute de deux étages.
Adossé contre la tôle, allongeant les jambes avec dédain dans la poussière, le fermier, âgé et pourtant vigoureux, s'impatientait.
L'absence de formes sous la partie gauche de son épaisse chemise de coton portait à penser qu'il lui manquait un bras, ce qui n'empêchait pas la ferme d'être impeccablement entretenue.
— Salut duschnock, t'as passé une bonne soirée ? lui demanda Sam en s'approchant mains dans le dos.
L'homme de la terre à l'allure décontractée, les yeux rivés vers le plafond comme subjugués par tierce présence, ne répondit pas, à peine offensé par ce surnom inapproprié. Il y faisait un noir d'encre, mais Sam voyait distinctement, même les détails. L'intérieur, immensément vide, servait de dépotoir au fond pour des chevrons transformés en termitières, des barbelés garnis de touffes de poils et de la ferraille roussâtre plus encombrante qu'utile. Un grand-duc, à la tête démesurément grosse, s'était invité au croisement de deux solides poutres poussiéreuses qui soutenaient le toit en lambeaux, et ululait sans relâche, tournant la tête telle une toupie. Son cri rugueux, souvent annonciateur d'un malheur proche, surgit de l'obscurité pour faire écho sur les pans de lambris gangrenés et de tôles rouillées. Deux yeux fluorescents, sans paupières et éclairant autant que des phares sur une route perdue, surveillaient d'en haut. Il tiraillait les boyaux élastiques d'un surmulot de son bec de pierre, aussi tranchant qu'un couperet sorti d'usine.