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Sam s'empara d'un outil appuyé contre un ballot de paille, puis le brandit, bras tendus. La hache fendit l'air sec de sa lame émoussée pour venir entailler la partie supérieure de la jambe du vieux bougre, qui ne geignit même pas. Les deux épais morceaux de peau et de chair s'écartèrent de part et d'autre du métal avant d'étaler un sourire forcé. Le sang, caillouteux et poisseux, ne gicla pas, préférant dégouliner en nappes pourpres et ovales. Parfaitement ajusté, un deuxième coup s'enfonça commodément dans le fémur déjà fendu par les attaques des jours précédents. Une vibration due au choc se propagea jusque dans l'avant-bras de l'apprenti bûcheron, qui affichait déjà une technique correcte. Le bruit ressemblait à deux boules de pétanque qui s'entrechoquent, bref et intense à la fois. Une pléiade de tendons rebelles, regroupés en troupeau, l'empêchait d'arracher le morceau pendouillant de membre déchiqueté.

Agenouillé, outil jusque derrière la tête, il abattit l'instrument des deux mains avec une hargne inouïe, si bien qu'un filet de bave joignait sa bouche et le sol. La lame, chatouillée par les nerfs qui s'agitaient comme des spaghettis qu'on aspire avec la bouche, termina sa course folle enfoncée dans les lattes. Il planta ses doigts dans la tendre pièce de viande, puis croqua avec fougue dans la chair humaine à l'odeur de sauvagin. La tête à la renverse, il fixa, de ses deux énormes biscaïens de silice, le croissant difforme de lune rousse qui osait s'exhiber au travers des trous de la toiture. Pauvre vieux, murmura-t-il à l'oreille violacée du paysan d'où émanaient de dérangeants miasmes, ne t'inquiète pas, je vais bien m'occuper de tes animaux. Il caressa tendrement son visage de rocaille, rongé par l'âge et les asticots, puis longea de son ongle jauni une fente abyssale bien régulière, admirablement taillée, qui sillonnait du haut du front jusque le bas de la joue droite, donnant à la tête albinos une allure de mange-disques. Il inclina une nouvelle fois la tête, avant de ricaner sans se lasser. Deux sons giclaient en même temps de sa gorge, un grave et un aigu, offrant à ce rire morbide un éclat métallique que seul le blessant frottement d'une fraise de dentiste s'acharnant sur une dent gâtée pouvait imiter. Troublés dans leur somnolence, les animaux de la basse-cour s'agitèrent un bref instant, puis le calme et la tendresse de la belle nuit d'été enveloppa de sa robe marine la ferme ainsi que le village endormis. Quelle soirée magnifique…

Chapitre 3

Un sale week-end

1

Warren émergea le lendemain, le samedi, la tête un peu plus lourde qu'à l'accoutumée. Persuadé qu'il aurait suffi d'enfoncer un robinet à l'arrière de son crâne pour que le calvados coulât à flots, il laissa encore quelques instants l'alcool se distiller en s'immergeant dans de proches souvenirs. Le récit de Sam avait été tellement prenant ! Si intense, si réel, si glacial ! Et le coup de l'araignée ! Mémorable ! Un caviar, une histoire à narrer à ses futurs petits-enfants ! Maintenant qu'il était de retour, ils s'organisaient jusqu'à plus soif d'excellentes soirées comme celle-là. Cela changerait des repas ronflants aux côtés des collègues du bureau, où le mot travail rebondissait entre les bouches comme une balle sur un terrain de tennis. Oui, sa vie allait enfin refleurir !

Il avait décidé qu'il écumerait banquettes et divans aujourd'hui. Le week-end, c'était fait pour musarder et dévorer à grandes bouchées ce qu'il vous était proscrit de faire la semaine, c'est-à-dire rien. Il s'arracha de son nid péniblement, cheveux pêle-mêle, idées dans les mauvaises cases. 11 h 13, déjà.

Sa montre… Superbe… Il n'y pensait même plus. Le gros cadran… Génial… Elle va même dans l'eau, cent mètres ! Il s'amusa un court instant avec les boutons, puis se força à descendre. Beth finissait de ranger la ménagère. Elle lui jeta un baiser à la fronde. Il empestait l'alcool, et aurait flambé sur place si elle avait eu le malheur de craquer une allumette.

— Oh là ! Tu dois avoir mal au crâne toi, et pas un petit peu en plus ! se contenta-t-elle de dire, un fin sourire aux lèvres.

Elle plongea un cachet d'aspirine, réparateur de gueules de bois, dans un grand verre d'eau. En avisée calculatrice qu'elle était, elle avait préparé le médicament en découvrant avec étonnement la bouteille ramenée de Bretagne léchée jusqu'à la dernière goutte.

— Oui, quand même. Mais ça a été une bonne soirée, hein ?

— Oui, mon chéri. Ça fait du bien de revoir des gens qu'on apprécie.

L'air de Beth s'aggrava, le soleil de ses pommettes se cacha derrière un opaque nuage d'anxiété. Elle attendit en trépignant que Warren vidât son verre.

— Un de tes poissons est mort ! Je l'ai trouvé ce matin flottant à la surface de l'eau, en débarrassant le living.

— Merde ! Ses yeux, éraillés par d'effilés vaisseaux sanguins qui confluaient à certains endroits, s'agrandirent. Lequel ?

— Le poisson-clown…

— Mince alors ! Ça faisait longtemps que je n'en avais pas perdu un…

Il se dressa brutalement et se rua dans le salon. Déraciné de son sommeil par un claquement de porte, le chien leva son museau de soie, étonné par un tel remue-ménage. Warren avait oublié qu'il avait mal à la tête, mais sa tempe pulsait. Sa femme, pas plus que les enfants d'ailleurs, n'avaient le droit de toucher à son jardin secret. Elle avait donc laissé le corps sans vie là où il se trouvait : dans l'angle, ballotté avec mollesse par les minuscules ondulations induites par la pompe à eau. Ses couleurs, orange vif et blanc-neige, ne laissaient pourtant pas transparaître la mort. Beth s'approcha, lui posant ensuite une main fluette sur l'épaule.

— Alors, qu'en penses-tu ? Virus ?

— Je ne crois pas, murmura-t-il religieusement. Je m'en serais aperçu. Un poisson malade, on le voit tout de suite. Il perd ses couleurs, et traîne au fond du bassin… Non, lui se portait comme un charme. Une bagarre, peut-être… Tu peux aller me chercher un petit sachet, s'il te plaît ?

Bibliquement, Beth acquiesça. Il s'empara de l'épuisette verdâtre à long manche, soigneusement rangée derrière l'aquarium, et pêcha le cadavre, le soulevant avec autant d'attention qu'un nouveau-né pour ne pas abîmer ses nageoires nacrées. Avant de l'allonger dans son cercueil de plastique, il lui adressa quelques mots à voix basse. Les poissons aussi ont un Dieu. Immobilisé au fond du jardin, il ferma le sachet avant de procéder à l'enterrement. Ses poissons étaient la troisième merveille du monde, après sa femme et ses enfants.

Le téléphone retentit de sa sonnerie mourante, spécialement choisie par Warren pour ne pas le gêner lorsqu'il œuvrait dans son bureau. C'était madame Simon, la directrice de l'école des enfants.

— Madame Wallace ? Bonjour, madame Simon à l'appareil. Tom est malade… Mais ça n'est pas grave, ne vous inquiétez pas ! Crise de foie… Le médecin est venu, il y a à peine un quart d'heure.

Beth souffla un peu, la pression diminua graduellement.

Quand elle avait reconnu la voix de la directrice, son sang avait emprunté la voie rapide, sachant que ce genre de coup de téléphone rimait la plupart du temps avec problèmes ou maladie. Une crise de foie, pas si alarmant que cela, après tout.

— Pourtant, il n'a pas mangé énormément de sucreries, se justifia-t-elle. Juste un morceau de gâteau hier soir, pour l'anniversaire de son père.

— Bah ! Vous savez, parfois, il suffit d'une broutille. Tim, lui, se porte à merveille. Vous pouvez venir les chercher si vous le désirez. Tom est couché sagement à l'infirmerie, mais il serait mieux auprès de sa famille, je pense.

— Évidemment… J'arrive tout de suite !