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Elle appela son mari, planté au milieu de la pelouse et genoux sur le sol. Il se dressa, une pelle à la main.

— Tom est malade !! Crise de foie ! Je cours le chercher… Je ramène Tim en même temps…

Warren était pâle, l'aspirine s'était trompée de direction en décidant de lui repeindre le visage. L'alcool — un traître parmi les traîtres —, le poisson, qui avait écopé d'un carton rouge définitif, et son fils, dont le foie avait décidé de faire grève, n'arrangeaient pas les choses. Il acquiesça.

— Tu veux que je t'accompagne ?

— Non, pas le temps !! Tu n'es même pas habillé, et assez mal en point ! Je file, à tout à l'heure !

Hormis la trace de vomi sur sa nouvelle salopette de jean, Tom se portait bien. Beth le mit coucher, après lui avoir administré deux gélules à base d'argile — une sorte de pansement gastrique — et un suppositoire. Tom, comme tous les enfants, détestait avoir affaire à ce médicament ovoïde. Jamais très agréable de recevoir un missile entre les fesses. Ce week-end, la famille ne mettrait pas le nez dehors. Dommage, l'été grillait ses dernières cartouches de ciel bleu.

En fin d'après-midi, Warren tournait en rond à en user le carrelage. Il avait prévu de se rendre avec Beth chez Sam, mais la crise de Tom avait sérieusement compromis ses perspectives.

Il se jetait dans le canapé, zappait à s'en fracturer le pouce, bondissait sans raison, roulait jusqu'au jardin pour ne rien faire, glissait dans la cuisine, et tournoyait autour de sa femme comme un bourdon. Beth avait, bien entendu, remarqué son manège.

— Allez, tu n'as qu'à y aller seul. Passe-lui le bonjour de ma part !

Il sauta de joie intérieurement. Buuut !! pensa-t-il.

— Tu es sûr que ça va aller ma chérie ? Et si elle disait non ?

— Mais oui, ne t'inquiète pas ! Tom dort, gavé de médicaments, et Tim s'amuse dans sa chambre.

Yes ! Yes !

— Je t'aime.

— Moi aussi. À tout à l'heure.

Il lui vola un baiser, et se volatilisa.

2

Éric sifflait, doigts groupés par deux de chaque côté de la bouche, depuis le champ situé derrière la chambre de chez David. Le galibot était tapi sous le muret de crépi, hors de portée des regards adultes. La fenêtre mansardée du haut grinça.

— Alors, tu viens, je t'attends ! s'écria-t-il. L'abattoir, t'as pas oublié, j'espère ?

— Moins fort, on va t'entendre ! chuchota David en se retournant pour lorgner toute présence incongrue dans l'escalier. Ma mère m'a puni. C'est… à cause d'hier soir… je suis rentré après 7 h 00, et elle a gueulé !

— Pas cool… Tu lui as pas dit au moins qu'on était là-bas ? s'inquiéta Éric, qui n'ignorait pas comme tous les gamins du village que s'approcher de cette ferme était formellement interdit, à cause du caractère trop fantasque du vieil agriculteur.

— J'suis pas fou ! Elle m'aurait foutu un marron sinon !

— Allez, viens ! On va bien s'marrer ! Regarde, j'ai mon pistolet à billes, on pourra dégommer des pigeons !!

David s'affichait comme un expert de l'évasion, et de toute façon, désobéir n'était que le devoir des marmots.

— Bon, j'arrive !! Attends-moi !

Éric, heureux comme un pape, infligea d'effrénés coups de pied circulaires sur la luzerne qui tapissait le sol alvéolé. David se laissa glisser sur les tuiles, ce qui le gratifia d'une belle traînée d'ardoise sur le short, s'agrippa à la gouttière branlante, s'y suspendit, et roula dans le gazon. En moins d'un souffle, les garçons s'enfonçaient dans le maïs du champ voisin.

3

Warren n'éprouva pas de difficultés particulières pour se rendre au village, Don Shangain, un nom à faire sortir les vampires de leur cercueil. Sam lui avait légué un plan griffonné, mais assez détaillé. En revanche, dénicher la ferme relevait d'un tour de force spectaculaire. Sam avait judicieusement choisi son endroit : un trou au milieu d'un trou. Après avoir longé la forêt de Laigue, infinie, sur une bonne dizaine de kilomètres, il s'était engagé sur une route qui aurait difficilement pu être référencée dans la catégorie des communales : il l'aurait inondée rien qu'en s'y allégeant la vessie ! Une poignée de maisons clairsemées avaient jalonné le trajet, puis une absence totale de civilisation avait pris le relais. À destination, force fut de constater qu'il ne pouvait s'aventurer plus en profondeur, car le chemin de terre d'une centaine de mètres, qui slalomait jusqu'à la demeure, lui aurait démoli son bas de caisse. La Simca antédiluvienne de Sam, garée à l'américaine devant l'allée principale, ne craignait ni les bosses, ni même une pluie de météorites. Warren se faufila sous le porche, colossal arc de ciment blanchâtre, puis se cloua au centre du U formé par les différentes bâtisses, accompagné d'un escadron hippie de dindes et de poules au plumage huileux. L'endroit, assombri par le caractère viril de la forêt avoisinante, suait l'austérité.

— C'est moi ! Il y a quelqu'un ? s'écria-t-il, utilisant ses mains en porte-voix.

— Oui j'arrive !

Sam surgit de la grange, et les deux volumineux sacs-poubelle scellés à chacune de ses paumes le faisaient ressembler à une balance de Roberval. Nullement essoufflé par l'effort de lever par bras presque le poids d'un demi-homme, il les largua contre la palissade, à l'ombre. Warren ne prêta pas attention au sternum qui perça le plastique noir.

— Je vide la grange. Un peu trop de fourbi là-dedans. Suis-moi ! s'exclama-t-il en se frottant son visage épaissi d'une couche de poussière.

Ils longèrent une ancienne étable hors service, cinq boxes de chevaux crottés et vides, ainsi qu'un établi à outils plus grand à lui tout seul qu'un F2 en plein Paris. De l'autre côté s'étalait un bâtiment d'une quinzaine de mètres, du genre stand de tir couvert. Des gravillons crème, entachés de déjections animales, recouvraient pêle-mêle en une triple épaisseur une bonne partie de la cour. Ils se plantèrent un instant devant l'habitation, puis y pénétrèrent.

— Voici mon lieu de vie !

Cela coïncidait avec l'image floue et granuleuse que Warren se faisait des fermettes. Toutes les pièces, chaleureuses et poétiques, étaient alignées les unes derrière les autres tels des wagons-lits. Pas d'étage, ni de cave ni d'escalier. Un long couloir aux murs bosselés, éventré par un carrelage qui avait volé les couleurs et les taches à une vache à lait, irriguait chaque pièce. Le salon moyenâgeux, archétype même du milieu rural ainsi que des gens du terroir, présentait en son milieu une massive cheminée de granit rose façonnée d'une main rugueuse et pourtant appliquée. Des chevrons, trognons d'arbres centenaires, soutenaient transversalement un plafond situé à plus de trois mètres, et dégageaient une telle prestance que Warren se demandait comment ils avaient pu être hissés jusque-là. Tout autour, des meubles rustiques et naturels, taillés dans un seul bloc de chêne, s'étaient enracinés contre le mur de pierres anthracite, tandis qu'au-dessus une tête de sanglier, aux poils rugueux et argentés, ainsi qu'un buste de cerf, coiffé de bois majestueux, surveillaient, de leurs agates couleur café, une porte qui découpait la pièce. Entre les deux animaux, un grossier fusil de chasse, en parfait état de marche, s'exhibait fièrement telle une œuvre d'art.

Sam, dont le style tranchait avec le reste comme un point noir sur le visage d'une mariée, avait réarrangé ce salon plus à son goût. Des statues de bois africaines gardaient chaque coin, une lance à la main, prêtes à frapper. Avec des jambes démesurément longues et noueuses de l'épaisseur d'un bâton de réglisse, elles matérialisaient des mutants au ventre rond, plein telle une boule de suif. Toutes arboraient sans exception un visage hideux, et certains nez crochus, ignobles, servaient même au personnage miteux de troisième jambe. Warren, encerclé par cette tribu zombie sortie tout droit d'un film de Wes Craven, se sentit aussitôt mal à l'aise.