— Mon gars, tu t'es pris un beau nid d'araignées dans les cheveux ! annonça Sam qui souriait presque, amusé par la scène burlesque.
D'une bonne vingtaine de centimètres, le nid avait craqué silencieusement sur son crâne à la manière d'un œuf sur le plat.
Les myriades de bébés naviguaient désormais par milliers en toute liberté sur le terrain de jeu qu'était son corps, dans une cohue incontrôlable. Il en était marbré de toutes parts. Autour du cou tel un collier, dans le dos, même au creux de ses oreilles et au bord de ses narines. Ces monstres jaillissaient d'un réservoir inépuisable, lui volaient son intimité en pénétrant dans des endroits que nul, à part sa femme, n'avait eu l'occasion de découvrir. Il barrissait, gesticulait dans tous les sens, se matraquait la poitrine à la Johnny Weissmuller, s'abrutissait de claques et s'arrachait les cheveux par touffes afin d'en éliminer le plus possible. Et plus il s'égratignait, plus elles se multipliaient, lui noircissant désormais le visage. Il avait eu le malheur d'ouvrir la bouche, alors une troupe organisée s'était glissée sur sa langue ainsi qu'à l'intérieur de ses joues, s'aventurant désormais plus en profondeur pour tenter de remonter par les fosses nasales.
— De l'eau ! Il me faut de l'eau ! Il pleurait, crachait des liasses noirâtres.
— Dans la salle de bains. T'es de toute beauté comme ça !
Warren rebondissait comme un dément évadé d'un hôpital psychiatrique à qui on tirait des balles en plastique dans les jambes pour le faire danser. Il avait déjà jeté sa chemise dans la cour et ôtait son pantalon, s'emmêlant les pieds et frisant la chute. Une traînée funeste, genre queue de comète, s'épanouissait derrière lui. Il s'enfonça sous la douche, finalement le liquide libérateur coula. Il se brûla dans un premier temps, mais ça n'était pas grave, elles mouraient plus vite ainsi. Il se bombarda de gel moussant, en avala plusieurs longueurs, pour finalement ressembler à un pylône carbonisé qui avait reçu un extincteur complet de neige carbonique.
— Crevez ! Crevez !
Écrasés sur le sol, des colis massifs tourbillonnaient dans un même mouvement de spirale sur l'émail avant de se faire engloutir. Stigmatisé jusqu'au bas des reins, il récoltait encore des ballots de corps sans vie à chaque coup de peigne, et raclait bruyamment des cadavres collés au fond de sa gorge.
Dans l'impossibilité de retrouver son calme de statue grecque, il ramassa ses vêtements qu'il claqua bruyamment contre un mur, pour éliminer tout contrevenant. Sam, toujours planté aux abords du bâtiment de malheur, riait à s'en rompre la rate.
— Si tu avais pu te voir mon vieux ! Ha ! Ha ! Ha ! Génial, vraiment génial ! Digne de mes plus grandes histoires !
— Pas très amusant, Sam !!
Sa voix tremblotait encore un peu. Il le salua brièvement, mais Sam lui attrapa le bras avant de l'étreindre longuement.
— Je t'aime comme un frère, mon Warren…
Il n'ignorait pas qu'il le serrait contre lui probablement pour la dernière fois. Il remua la main jusqu'à ce que la voiture disparût dans le virage, et s'enfonça prestement dans sa cour.
Deux vifs observateurs s'étaient accroupis dans le fossé, au ras des broussailles.
— Il a pas l'air commode, le nouveau… encore moins que le vieux, susurra Éric, tendant un regard furtif.
— Et… le gars qui a hurlé, tu crois… que c'était quoi ? balbutia David, incapable de lever la tête.
— J'en sais rien, l'abattoir, sûrement ! J'me d'mande c'qu'il y a, là-dedans !
Sam réapparut sous le porche, jambes écartées et regard rivé vers la casquette rouge qui dépassait des friches. Une fois le fusil braqué dans leur direction, il arma.
— Allez, sortez d'ici petits fumiers, ou j'vous troue la peau !
La paire de têtes blondes s'esquissa. David pleurait déjà.
— M'sieur, c'est…
— Ferme ta gueule, p'tit con ! Allez, suivez-moi !!
Il les emmena dans l'abattoir, sans oublier de fermer la porte à double tour. La massive porte de métal gomma leurs cris. On ne les retrouva que le lendemain matin, couchés au bord d'un champ à l'entrée de Don Shangain. Ils ignoraient qui ils étaient, et avaient trois éléphants d'ébène chacun dans leurs poches.
Sam n'en entendit plus jamais parler…
En rentrant, Warren bondit sur son aquarium pour se libérer l'esprit. Les danseurs vrillaient avec leur agilité coutumière, répétant un ballet nautique qui incitait au rêve. Il les contempla une dizaine de minutes avant de se sentir légèrement retapé.
Il s'enquit de l'état de son fils malade auprès de Beth. Il ne vomissait plus, les pansements stomacaux agissaient efficacement. Par contre, il se tordait de temps à autre de douleur, se plaignant du bas-ventre comme une huître ouverte mordue par un soleil de plomb. Soupçonneuse d'une appendicite, Beth avait, par sécurité, appelé son médecin traitant, qui n'avait rien remarqué de particulier.
« Probablement les derniers effets de la crise de foie », avait-il annoncé tout en lui conseillant d'aller faire des examens plus approfondis à l'hôpital en cas de récidive.
Warren s'offrit un dernier bain purificateur, utilisant du liquide à la pomme verte à la place de l'eau bénite et un gant de crin capable d'effriter le béton comme décapeur. Il avait conté, non sans un amer dégoût, sa mésaventure à Beth, qui avalait sa salive plus difficilement à la fin du récit. Elle avait dû s'imaginer cette masse grouillante lui infecter ses cheveux de princesse. Quant à lui, il n'était plus près de mettre les pieds là-bas…
Avant de se coucher, il inspecta à la loupe les angles de la chambre, une sandale de cuir en guise de matraque. À la simple vue d'un de ces insectes répugnants, il cognerait à en décoller le plâtre. Le tour de reconnaissance, qui valait une perquisition chez un trafiquant de drogue, dura cinq minutes. En s'allongeant, il dut se résigner : désormais, il avait la phobie des araignées…
Avant de s'endormir, il compta un bon millier de moutons, dont la moitié se cassait une patte en sautant les haies tellement il était perturbé. Fourmis et arachnides fanfaronnèrent avec acharnement dans son esprit, puis s'estompèrent rapidement pour être remplacés par des poissons minuscules, des bancs complets, qui oscillaient entre les gorgones, les éponges et les coraux dans les eaux turquoise d'une île féerique. Elle existait sûrement, quelque part…
Le lendemain matin, un corps inanimé de baliste errait, bercé au gré des courants clapotant sur les parois de l'aquarium.
Warren, inconsolable, caressa une dernière fois la peau d'olive de son ex-protégé, et au passage de ses phalanges, il devina une irrégularité, juste à gauche de la nageoire dorsale. Oui, deux trous minimes, tout juste plus gros que des yeux de puce ! Il les distinguait nettement, désormais ! Il s'empara de son pavé rangé dans la vitrine, « les Poissons tropicaux. » Page 241–245 : le baliste. Son index ankylosé léchait les lignes en s'imprégnant du sens des mots. Anatomie, aspect, particularités, maladies : aucune mention sur ces maudits cratères. Telle une braise mal éteinte, ses yeux retrouvèrent une pointe d'éclat. Il vola au fond du jardin, s'empressant d'y déterrer le sachet plastique soigneusement fermé. Beth, apercevant de la cuisine une boule au pyjama rayé qui creusait la terre, devina que son mari jouait encore les fossoyeurs. Persuadé de découvrir ce stigmate sur le premier poisson, il dénoua hâtivement le sac, mais les mâchoires du temps avaient déjà œuvré efficacement : la peau devenue sèche de l'animal se déchira comme un timbre mouillé au passage de ses doigts. Même les yeux avaient quitté le navire, laissant place à deux cavités béantes. Cuit par son échec, il reboucha sans goût le trou mortuaire avec un occupant de plus, un locataire on ne peut plus calme…