Il s'astiqua les mains à s'en user les doigts.
— Encore un ? demanda Beth, le rassurant d'un bisou claquant.
— Oui, incompréhensible, répondit-il, le regard terne. Une saleté de virus, j'en suis certain. Aujourd'hui, je vais tout purifier ! Le grand ménage…
Il soupira. Nettoyer son aquarium, c'était décider de repeindre la Statue de la Liberté. Aspirer les trois mètres cubes d'eau de mer, transvaser tous les poissons dans la baignoire remplie d'eau salée à trente degrés, purifier les décors, laver les vitres, nettoyer les pompes, purger le circuit d'eau, désinfecter le bassin vide, rincer abondamment, et finalement refaire toutes ces étapes en sens inverse. Une galère composée d'un seul esclave pour ramer. Il ne s'attachait à cette tâche que deux fois par an, et la dernière fois, c'était en juin. Ça lui dévorait sa journée, suçait son énergie, bouffait son week-end. Et comme installer une arche de Noé dans une baignoire n'est pas chose aisée, Beth écopait aussi de son quota de labeur.
Tom, bien que capable de se lever et de chahuter, était contraint de s'allonger périodiquement, tiraillé de l'intérieur par de microscopiques individus. Heureusement son frère, habile sentinelle, hurlait à la moindre alerte, sur quoi Beth déboulait dans la seconde, chargée de bisous.
Ce week-end-là n'était pas à ranger dans leur album de souvenirs, mais le lundi effaçait toujours les soucis des jours précédents. Sauf cette fois-là…
Chapitre 4
Le club des paumés
Lundi matin. La nuit, Warren avait navigué entre imaginaire et réalité, à demi endormi, à demi conscient. Contraint d'abandonner l'oreiller plusieurs fois pour vérifier si ses poissons ne succombaient pas, il profitait de l'occasion pour contrôler l'état de Tom, qui avait la chance de dormir d'un sommeil de volcan éteint. Un repos réparateur l'enveloppa aux environs de trois heures. L'eau du bassin avait sûrement été contaminée par un microbe, mais maintenant le problème était réglé, semblait-il…
À son réveil, l'odeur langoureuse du lard lui confirma que les cubes d'une vie tranquille s'emboîtaient de nouveau les uns dans les autres. Il lorgna, yeux collés, le plafond immaculé en se levant. Pas d'araignée.
Araignée du matin, chagrin. Pas d'araignée, le pied ! pensa-t-il joyeusement.
En passant devant la chambre de Tom, il ne put que constater qu'il était encore souffrant, les yeux remplacés par de minuscules croissants de lune.
Mal parti le slogan, nota-t-il intérieurement.
— Bonjour papa, dit faiblement l'enfant à la voix qui semblait sortir d'une palourde fermée.
— Mon pauvre poussin… Toujours mal au ventre ?
Il lui caressait le front du dos de la main.
— Oui, j'ai eu mal tout à l'heure. C'est pas toujours, de temps en temps seulement…
Il se cacha sous les draps. Warren devina qu'il se distrayait avec des soldats de plomb, ce qui le porta à se demander si le rejeton ne simulait pas, puisqu'il l'avait déjà fait. Maman s'occupait si bien de lui, et bien peu malin eût été celui capable de refuser une journée de câlins si gracieusement offerts.
À voir le visage plombé de Beth, il comprit sur-le-champ. Il avait beau ne pas être très en forme, ses neurones, eux, ne chômaient pas, surtout quand il s'agissait d'un mauvais pressentiment. Ne prenant même pas la peine d'embrasser sa femme, il roula jusqu'à l'aquarium. Rien ne flottait.
Soulagement, il s'était trompé. Rapide tour d'inspection. Tout allait bien. Non ! Les tentacules d'une anémone, abandonnée de sa couleur rosée, peignaient sans vigueur les eaux fluides de cet univers de volupté ! Afflux de sang dans les joues et yeux éteints qui s'irradièrent l'éjectèrent de son état évasif.
— C'est pas vrai, merde !!! Bordel de merde !!!
Beth, qui croyait qu'un bolchevik armé d'une kalachnikov avait débarqué, tressaillit et craqua un jaune d'œuf. Bordé de rage, il arracha la bestiole scotchée à un rocher poreux pour fouiller dans les tentacules atones à la recherche de la marque.
La marque du diable, le triple six, pensa-t-il. Où te caches-tu, saloperie ?
Elle était bien là, juste en bordure du gouffre dentelé qui servait de gueule à l'actinie. Symptômes identiques, deux trous minuscules ! Ce matin-là, il n'eut pas le courage d'organiser un enterrement dans les règles de l'art. Pas de « De profundis », pas de couronne mortuaire ni de caveau. En plus, le ciel déversait un torrent de briques, la première fois depuis huit jours. Croqué par l'impuissance, il jeta la plante mollasse à la poubelle. Un quart d'heure de retard, repas froid, Tom malade, hécatombe avec ses protégés : la semaine démarrait mal, très mal.
— Mais qu'est-ce qui se passe avec mes poissons ? jeta-t-il, plus ennuyé qu'une péniche dans une mer de sable.
— Incompréhensible. L'un d'entre eux ne tuerait-il pas les autres ? Peut-être est-ce la période de… euh… enfin tu sais quoi ? dit Beth, gênée quand il s'agissait de parler de tout ce qui touchait au sexe.
— Non, rien de tout ça. J'y avais pensé. Mais qui se serait attaqué à l'anémone ? Et les deux points, tu en fais quoi ?
— Je sais pas trop…
— Pas grave, marmonna-t-il, s'escrimant sur une lamelle élastique de lard qui lui résistait. Cette nuit, je vais veiller. Il faut que je sache. Je vais quand même pas laisser deux ans d'élevage partir en fumée ?
Beth se glissa derrière lui pour lui passer les bras autour du cou.
— Tu vas trouver mon chéri. Je sais que tu vas trouver. J'emmène Tom à l'hôpital aujourd'hui. Là aussi il faut savoir. Il n'a mal que la journée, jamais la nuit. Étrange, non ?
— Justement, tu ne crois pas qu'il simule ?
— Peut-être. Les examens nous le diront…
Friand du moindre réconfort, Warren ne manqua pas au rituel quotidien qui consistait à embrasser sa femme avant de partir, et il le fit plus amoureusement que d'ordinaire.
— Ça va aller, ne t'inquiète pas, lui murmura-t-elle pour le rassurer totalement.
— Appelle-moi, pour Tom, s'il y a le moindre problème !
— Espérons que je n'aurai pas à le faire, alors…
Avant qu'il ne montât dans sa voiture, son voisin, planté au cœur de son potager, lui tendit un bouquet de thym.
— Bonjour monsieur Wallace !! Tenez, pour votre femme…
— Merci, monsieur Malagaux ! Très gentil de votre part !
Il s'éloignait déjà, mais le retraité le stoppa, main au menton.
— Dites-moi, vous n'auriez pas entendu des bruits ou des miaulements, cette nuit ?
— Non, pas spécialement ! Pourquoi ? rétorqua-t-il, un pied sur le perron.
— C'est mon potager de derrière. Il a été ravagé… Sûrement un chat… J'ai retrouvé deux rats gros comme ma main, la rate dévorée… En plus, mon grillage est esquinté ! Ça fait deux nuits de suite !! Ces saloperies de matous… Un d'ces quatre, je leur ferai la peau moi-même…
— C'est bien étrange… Bonne journée, monsieur Malagaux… Je suis un peu pressé…
À l'hôpital Saint Clément, Tom fut rapidement pris en charge. Une crise sévère l'avait encore agressé dans la matinée.
Beth expliqua que l'enfant se mettait en boule, gémissait périodiquement, et que son bas-ventre se compressait puis se relâchait un peu comme une poire de tensiomètre. N'ayant plus grand-chose dans l'estomac, il vomissait une bile verdâtre ou jaunâtre, et ça lui faisait un mal atroce.
— Nous lui donnons ce liquide à boire pour pouvoir photographier son système digestif. Pas très agréable au goût, mais c'est un passage obligé. Ça va aller, mon bonhomme ?