Le médecin, un grand maigre au visage creux et aux cheveux cendrés, plongea la moitié de ses bras dans les poches sans fond de sa blouse impeccable.
— Oui, docteur, répondit Tom, qui eut la force d'étendre un sourire artificiel.
Il ingurgita le liquide argenté aussi indigeste qu'une boule de pétanque. Sa mère, assise à ses côtés, caressait sa joue de pêche du bout des doigts. La radiographie ne révéla rien.
— Nous le gardons une nuit en observation. Nous devons lui faire un rapide lavement, pour le débarrasser du liquide qu'il a avalé tout à l'heure. Nous allons le placer sous scope, et lui faire un profond bilan de santé. Tout va bien madame, ne vous inquiétez pas… Il est entre bonnes mains.
Parce que les mots du spécialiste sortaient fluides et ensoleillés, Beth fut rassurée. L'homme connaissait son métier, ainsi que toute la mécanique parfois un peu grippée du corps humain. Son fils était en sécurité, ici…
Elle le couva jusqu'à 16 h 00, puis partit cueillir son frère à l'école. Le lendemain, à la première heure, elle serait à ses côtés.
Après que Beth fut partie se coucher, à 22 h 50, Warren organisa son bivouac. Il déplaça la banquette pour la mettre face à l'aquarium, et se chargea en munitions : cafetière, paquets de biscuits, soda, et le plus important, ordinateur. En bon métronome, il avait projeté de travailler jusqu'à trois heures du matin pour ensuite veiller jusqu'à l'arrivée de Beth. Portable soudé aux genoux, il se mit à tapoter le clavier, jetant de temps à autre une œillade vers ses nageurs qui se portaient à merveille et évoluaient dans une sérénité bienfaisante.
2 h 15. Les yeux remplacés par des ogives, le visage assombri de cernes aussi lourdes que des sacs de billes, il s'aventura jusqu'à la porte vitrée qui donnait sur la terrasse pour prendre l'air. L'obscurité qui dégoulinait sur les haies du fond, le roucoulement répétitif des tourterelles du voisin, de même que le bruissement du vent du nord au creux de la chevelure de son peuplier lui fichèrent la chair de poule. Il s'empressa de rentrer, s'emparant au passage de la batte de base-ball qui lézardait contre le mur.
4 h 00. Les lettres sur l'écran lui martelaient la tête, et deux énormes touches lui avaient remplacé les globes oculaires.
Après s'être définitivement arrêté de pianoter, il ingurgita, sans même réfléchir, une énième tasse de café. Toujours pas d'accident. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Et s'il ne se passait rien ?
Il se pavana comme au temps des romains, allongé sur le côté, mâchouillant avec nonchalance une grappe de raisin. Puis il permit à ses paupières de baisser l'écran, pas pour dormir, juste pour régénérer une parcelle de motivation. Un calme de cimetière lunaire plantait ses tombes dans le salon, aussi ne put-il s'empêcher de serrer son arme encore plus fort, soudainement enroulé d'une vibrante impression d'être dévisagé…
5 h 00. Le soleil sortit de son duvet, les cheveux en brosse.
Warren lorgna une dernière fois le bassin, avant que les volets ne se fermassent. Il avait été traîné de force dans un sommeil plombé.
5 h 33. Un cauchemar lui fendit le crâne. Une histoire de centaure à trois pattes et sans tête. Incompréhensible, comme d'habitude, et effrayant, mais ça c'était normal… Un autre cadavre ! Un deuxième poisson-clown ! Il se retourna, scruta autour de lui. Personne. Il s'arma de sa batte, galopa jusqu'à la porte d'entrée, puis celle de derrière… Toutes fermées… Ici, au bas de la cave, là, dans le débarras ! Pas âme qui vive ! Il grimpa les marches, mais ils ronflaient, tous. Il dévala, s'enferma dans la salle de bains, et se mit à pleurer. De rage, de peur, d'impuissance. Aveugle, sourd, impotent, voilà ce qu'il était devenu. Il goba sans eau un antidépresseur dans la pharmacie, l'accompagna d'un somnifère, avant de s'affaler sur la banquette telle une glace à trois boules qui fond au soleil. On se jouait de lui, on le narguait, on cherchait à le rendre marteau.
Et son relâchement, aussi minime fût-il, lui avait coûté une nuit blanche, un poisson, ainsi qu'une cuisante défaite face à son adversaire invisible.
La chose avait attendu que je dorme pour agir. Comment ça la chose ? Quelle chose ? Qui fait ça ? Et ces deux trous, monstrueux… Araignées… Couper les têtes… Trois pattes…
Oiseaux… Linotte… Un sommeil artificiel, médicamenteux, le guida à travers le dédale complexe des cauchemars qui, sans nul doute, l'accompagneraient encore pendant de nombreuses nuits…
14 h 08. Il émergea, le crâne en bouillie, les yeux englués, le cœur ramolli. Quel jour ? Ah oui mardi ! Que faisait-il là ?
Confusion. Trouble. Il s'arracha de la banquette, puis se servit un grand verre d'eau de robinet, paresseux au point de ne pas aller chercher une bouteille à la cave. Il n'oublia pas d'y noyer une, non, deux aspirines. Sur la table, un gribouillis de Beth.
« Suis à l'hôpital. Retour vers 16 h 00. T'M »
Ses idées fusionnaient en un magma brûlant, tumultueux. Il se perdit sous la douche, réparatrice, libératrice. Enroulé sur le sol, tête entre les jambes, il se laissa marteler la nuque par les gouttelettes qui drainèrent une sensation de béatitude.
Beth fut de retour beaucoup plus tôt que prévu. À 15 h 07 exactement. Son visage avait enfin refleuri. Bon signe, très bon signe. Il serra le petit dans ses bras.
— Ses examens sont terminés, dit-elle d'un ton vif.
— Et alors ? répliqua-t-il, curieux et revigoré.
— Tout va bien ! Mais il faut que je te raconte… Va jouer dans ta chambre, Tom ! Je viendrai te voir tout à l'heure. On ira chercher ton frère à l'école, d'accord ?
— Très bien maman, répondit le convalescent qui s'esquivait déjà.
Elle se régala de le voir monter l'escalier. Son bébé, ses bébés. Elle les adorait, et mourrait pour eux…
— Vas-y Beth ! Dis-moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
Il se grattait les cheveux, encore mouillés et en bataille.
— Intoxication au digodril ! Un voile écliptique avait obscurci son visage. Attends-moi deux secondes… Après un aller et retour jusqu'à l'armoire à pharmacie, elle jeta la boîte ouverte sur la table.
— La boîte était neuve… Regarde, il manque trois cachets ! Un par nuit. Vendredi, samedi, dimanche !
Elle se gavait de digodril assez régulièrement. Elle avait des problèmes avec son foie, qui se mettait aux trente-cinq heures de temps à autre. Ce médicament permettait à l'organe de retrouver un taux de régulation normal.
— Regarde sur la notice ! poursuivit-elle. Là ! « Ne pas laisser à portée des enfants. » Et ici, un peu plus bas ! « Ce médicament vous a été personnellement prescrit et délivré dans une situation précise. Il ne peut être adapté à un autre cas. » Les mots se reflétaient à la surface de son ongle vernis. « Ne pas administrer à des enfants de moins de douze ans. » Tu te rends compte, douze ans !! Il n'en a que huit !
— Pourquoi tu lui en as donné, dans ce cas ? demanda Warren, qui n'avait pas tout compris.
— Mais… Mais non, ce n'est pas moi ! clama-t-elle sèchement. Écoute la suite, avant de tirer tes conclusions parachutées ! À voir les crises, le médecin m'a dit qu'il les avait ingurgités la nuit. Ce médicament est un régulateur. Le foie ne les fixe pas immédiatement après ingestion, il faut attendre six heures. Chez l'enfant de moins de douze ans, le foie ne sécrète pas la… enfin bref, une enzyme capable d'assimiler le médicament. D'où le rejet, et son mal de ventre régulier. Voilà en gros pour les explications…