— Il les aurait avalés la nuit, alors ?
— Oui, inconsciemment. Un spécialiste du sommeil, là-bas, m'a appris qu'une minorité d'enfants font des actes la nuit indépendamment de leur volonté. Une espèce de noctambulisme actif. Certains sont retrouvés le matin, endormis dans la caisse de leur chien. D'autres ouvrent toutes les fenêtres du salon, de la cuisine, avant d'aller se recoucher !
— Incroyable ! Ils ne s'en rendent pas compte ? demanda Warren, s'enfournant un coton-tige au creux de l'oreille.
— Non ! Il m'a dit que les enfants reproduisent la nuit certains actes qui leur sont soit interdits, soit que leurs parents ont l'habitude de faire. Écoute ça ! Il a déjà rencontré des cas d'automutilation !! Leurs parents les retrouvaient le matin, entaillés de partout… Jamais de couteau ou quoi que ce soit dans le lit ! L'enfant se charcutait, nettoyait l'arme, et la rangeait soigneusement dans le tiroir de la cuisine ! Impensable, complètement impensable ! J'avais la chair de poule en sortant de là !!
— Je veux bien te croire ! s'exclama-t-il, frissonnant. Tom a donc voulu t'imiter ! Il voyait que tu cachais cette boîte dans la pharmacie. Il t'observait en train de prendre ces cachets, tout en sachant que lui n'avait pas le droit d'y toucher !
— Exactement ! J'avoue que tout cela me fait un peu peur… Imagine, il aurait pu se tuer… Prendre un autre médicament, ou boire du mercurochrome !
— Heureusement que tu ne travailles pas dans un cirque, comme avaleuse de sabres et de lames de rasoir !
Il se voulut rassurant, mais constatant qu'une panique aigre s'empara d'elle à rebrousse-poil, il l'enveloppa de ses bras de singe. Cimenté par les années, forgé par les aléas de l'amour, leur couple avait toujours su surmonter les murs perfides dressés par ce bien piètre maçon qu'est la vie.
— Ça va aller ma chérie… Ne t'inquiète pas…
Elle s'écarta un peu, mains jointes au niveau de la pomme d'Adam.
— Tu pourras relever l'armoire de la pharmacie, la mettre un peu plus haut, hors d'atteinte pour nos petits ?
— Oui, bien sûr… J'aurais dû le faire depuis bien longtemps… Elle est trop basse, c'est trop dangereux. Les enfants peuvent se servir comme ils veulent…
— Moi, je vais cacher mes boîtes au-dessus du meuble de cuisine. Précaution supplémentaire. Il va aussi falloir le surveiller au début. Il n'y a pas de médicaments contre ça, ni de recette miracle. Le meilleur moyen, m'a dit le spécialiste, est de prendre la main de l'enfant quand il se lève, et de le rediriger vers son lit. Sans le traîner, ni le réveiller, ne surtout pas le réveiller…
— Pas de problèmes pour ça. Je n'ai pas encore résolu mon casse-tête avec les poissons. Mea-culpa, je me suis un peu endormi cette nuit, et bien sûr ça s'est produit pendant ce moment-là. Pas de chance… Je remets ça ce soir…
— Mais tu vas sur Paris demain ! Tu vas être fatigué !
— Tu sais, j'ai dormi mes heures cette nuit… Ou plutôt cette journée. Huit heures de sommeil, plus qu'il n'en faut…
Laisse-moi juste lui faire la peau !! pensa-t-il.
Ils s'embrassèrent sans se lasser. Le problème de Tom à moitié résolu, c'était une écharde de moins dans le pied.
Ce soir-là, tandis que Warren attendait de pied ferme son fantôme, Sam ne chôma pas, tout émoustillé à l'idée d'appâter ses premières proies. Il se rendit à la R.D.A., Réunion des Dépressifs Anonymes. Les mots de cette phrase teintaient à ses oreilles comme les cloches du traîneau du Père Noël.
Anonymes : aucun papier ne l'identifiait, pas un seul formulaire à remplir.
Dépressifs : sans aucun doute son mot préféré. Des malades envahis par le désespoir et la peur, des âmes malléables et spongieuses, exactement ce qui lui fallait.
Réunion : « assemblée de personnes. » Il n'aurait qu'à se servir dans ce réservoir, et y puiser jusqu'à plus soif. Aurait-il pu mieux espérer ? On lui livrait tout cela dans un seul et même paquet cadeau, quelconque refus était-il de mise ?
Les assemblées avaient lieu en plein Paris le mardi ainsi que le jeudi, et toute gloire nécessitant sacrifice, il s'efforcerait d'avaler deux fois par semaine les quatre-vingts kilomètres qui le séparaient de la capitale. Il effaça avec brio l'entretien bidon avec un psychologue, ultime obstacle avant de s'immiscer dans le cercle des paumés. Sans avoir réellement pris le temps de réfléchir mais laissant libre cours à son esprit machiavélique, il avait inventé qu'il était professeur dans un quartier difficile du sud de Paris, et que sa femme ainsi que son unique fille avaient été tuées par un chauffard. Un soupçon de larmes, une pincée d'idées noires et un zeste d'anxiété chloroformèrent le spécialiste, pas plus malin qu'une truite qui avale un hameçon.
Si bien que deux jours plus tard, on l'appelait pour participer à une cérémonie.
Les réunions se déroulaient à 21 h 00, suffisamment tard pour ne pas tomber dans les flots hurlants des embouteillages. Une fois à l'intérieur de la pièce ovale située à l'étage d'un bâtiment vétuste, il s'avachit, peu soucieux de son attitude déplacée, sur une des chaises en bois poli disposées en un cercle approximatif. Trois victimes potentielles, — ou trois associés potentiels, tout dépend du point de vue — étaient déjà en place, sages comme des troncs pourris et s'auto-alimentant de ragots de basse-cour. Il leur adressa un hochement de tête forcé, salut hautement rendu par un chaleureux « Bonjour » collégial. Alain, Léa et Roland, pouvait-il déchiffrer sur leur badge de plastique.
Il roula des yeux, découvrant que la moitié arrière de la pièce était peinte au charbon de bois et l'autre aux couleurs des îles.
Une moquette vermillon, assurément neuve, ornait le sol, tandis que sur le tableau d'ardoise du mur d'en face, on pouvait lire :
« Bienvenue à Sam et Lionel »
et juste en dessous, « Vous êtes tous des êtres exceptionnels. »
Légères telles des montgolfières, les boucles des P et des L laissaient supposer que ces mots avaient été déposés là par une femme.
La salle se gonfla de monde à un rythme soutenu : des costumes-cravates maigrichons aux cheveux pelliculés ; de gros sans-gêne avec des boudins à la place des jambes et des jambonneaux en guise de bras, fagotés de fanfreluches invendables ; de grands escogriffes à l'air niais, au regard creux, et au caractère fantasque ; Des excentriques fofolles, aux faux nichons et fardées jusqu'à l'os ; et des rabougris freluquets mal rasés. En ces dix-neuf spécimens, difficile d'imaginer plus piètre échantillonnage de la déchéance française, dire que ça existait, que ça pourrissait nos rues, et que ça faisait traverser nos enfants. En chiens bien dressés qu'ils étaient, les uns se serraient la main sobrement avec la rigueur d'un colonel d'infanterie, alors que les autres, plus expressifs mais tout aussi mal dans leur peau, s'embrassaient et affichaient un sourire dynamité qui n'avait pas sa place là. Sam balaya discrètement l'assemblée de ses émeraudes translucides et chargées de haine, s'intéressant plus particulièrement à un membre qui ne portait pas de badge : Lionel, probablement. Moins rassuré qu'un enfant dans les bras d'un lépreux, le petit moustachu au crâne de marbre se rongeait les ongles ainsi que les doigts qui allaient avec. Savant calculateur, illustre négociateur, Sam avait déjà planifié qu'il en ferait son premier embauché, même si, à première vue, cet abandonné de la vie ressemblait plutôt à un arriéré qu'à une lumière. Mais s'accaparer sa confiance ramollie serait tâche aisée, puisqu'il était nouveau.
L'animatrice, qui avait déboulé sans prévenir, se glissa au centre du cercle et embauma, sans excès, la pièce d'une senteur orientale au subtil mélange de fruits rares et de fleurs précieuses. Sa chevelure d'or, regroupée en un chignon à la confection japonaise impeccable, contrastait avec un regard améthyste qui filtrait une intelligence évidente ainsi qu'une force mentale à soulever un guéridon. Son tailleur grande marque de femme active, aux lignes pourtant droites et sévères, amplifiait les courbes harmonieuses de sa silhouette de statue vénitienne. Par son unique présence, elle avait calfeutré à jamais les idées de suicide qui pouvaient régner par kilos dans cette pièce.