Sam, en bon faux dépressif qu'il s'affichait, ne faillit pas à la tradition. Il dut se présenter, étaler ses problèmes sur la table de même que la raison de sa venue dans le cercle. La simulation s'avérait plus délicate devant un tel public de spécialistes en la matière, néanmoins il s'en tira avec l'habilité d'une anguille nageant dans une mer d'huile. Dans les dix premières minutes de son récit fictif mais si réel, deux femmes versaient tellement de larmes qu'elles auraient pu remplir sans peine le bénitier de la cathédrale d'Orléans. Exploité de main de maître par le narrateur qui jubilait intérieurement, le phénomène de groupe se chargea du reste. Il aurait fait un producteur hors pair, car tous les éléments du mélodrame, qui a pour unique dessein de mener les fleuves à la mer, y passèrent : idées suicidaires, médecine impuissante, volonté de s'en sortir, et, fraise dans le champagne, aucun ami ni famille. Seule Anna, imperturbable et professionnelle, regard carré et main d'acier, alourdissait son calepin de notes fichtrement inutiles.
L'histoire de Lionel figurait sans l'ombre d'un doute dans le top dix des êtres les plus malheureux de la planète, et ce pour encore au moins trois éternités successives. Le début de son récit aurait été largement suffisant pour faire pleurer le pape, et d'ailleurs l'applaudimètre, qui se mesurait ici en litres de sanglots, avait déjà atteint un niveau de crue historique. Mais la suite valait vraiment le déplacement. Sa femme, dix ans auparavant, avait réussi à le faire interner dans un hôpital psychiatrique de niveau trois, pour « Malades mentaux légers, associaux, et dangereux pour autrui. » Elle l'avait persuadé qu'il avait essayé de la tuer à plusieurs reprises, alors qu'en fait, c'était plutôt l'inverse. Il, ou plutôt elle, laissait le gaz allumé avant de quitter la maison, pendant que lui roupillait encore.
Confrontée à l'inefficacité probante de son stratagème et en manque total d'inspiration, elle coupa au plus simple en le bourrant d'anxiolytiques avant qu'il prît le volant pour aller travailler. Il s'ajouterait ainsi à la collection morbide des accidentés de la route, alors l'assurance-vie finirait enfin au fond de sa poche. Un jour, il avait fait trois tonneaux dans un champ de maïs, mais s'accrochait à la vie plus coriace une sangsue. Hors d'elle devant pareil fiasco, elle décida d'enclencher la vitesse supérieure. Ainsi, pendant qu'il ronflait, elle se lacérait la poitrine puis le réveillait en hurlant, prétendant qu'il tentait de la scarifier. Il avait alors sombré dans la spirale des antidépresseurs et la flopée des médicaments abrutissants, alors que cette peste, en fourmi avisée, conservait précieusement les factures. Pour clore le spectacle, une nuit, elle s'infligea le coup de grâce. Elle se fit joliment planter une lame de couteau de cuisine dans le bas du dos par son amant diabolique, remonta avec la lenteur d'une limace coupée en deux jusqu'à son lit, imprégna l'arme des empreintes de son mari, puis appela police et ambulance. Il s'était alors réveillé bave aux lèvres entre quatre murs capitonnés. Neuf années plus tard, après lui avoir aspiré et désinfecté son compte en banque, cette idiote remettait le paquet à huit cents kilomètres de là, pensant que le temps combiné à la distance la protégeaient.
Mais c'était sans compter sur l'informatique qui fit le rapprochement immédiat. Elle hérita sans testament ni notaire de quinze ans de prison ferme, où elle allait apprendre à se faire mater à coups de pied dans les fesses, tandis que lui retrouvait la civilisation des fous en liberté, complètement démoli et abruti par le système hospitalier. Tout juste sevré de ses injections quotidiennes de drogues dures, il maria son pare-brise à un motard dont le casque termina sa course en tournoyant sur la banquette arrière. À la limite de sombrer dans l'alcoolisme, il avait auparavant tenté sa chance ici. Pour la vodka, il verrait plus tard.
La réunion s'étala sur deux heures qui en parurent dix pour Sam. L'échelle de la débilité manquait de graduations pour mesurer la stupidité des exercices, et pourtant il s'évertuait à se plier aux règles et à jouer le jeu, la partie en valait la peine.
L'un des plus stupides, et a fortiori des plus difficiles pour lui, consistait à se coller avec un de ces ronds-de-cuir, le prendre dans ses bras, et pleurer comme la fontaine d'Hippocrène. Tant attentive que passionnée, la médiatrice oscillait alors entre les couples avant d'annoncer, de sa voix enchanteresse, « Il faut vous libérer. Relâchez toutes les émotions que vous avez en vous, toutes les mauvaises vibrations… Laissez-vous aller…
Pleurez… Pleurez toutes les larmes de votre corps. »
Quelle décadence humaine, pensa Sam. Regardez-moi tous ces triples crétins. Mais je vais vous sortir de là moi, et vous me remercierez ! Et toi aussi Anna, je te réserve quelque chose de spécial !
Il n'avait pas réussi, au cours de la soirée, à se placer avec Lionel. Les plus anciens enveloppaient toujours de leur aile protectrice mais surtout déplumée les nouveaux timbrés, telle était la règle. Mais il avait pu jauger, profitant de l'occasion, la force mentale de chacun.
Après la réunion, tous eurent droit à une boisson de l'amitié, une sorte de cocktail pour les pauvres. Il s'approcha de Lionel, puis entama une discussion préparée à l'avance et mûrie par ses réflexions à but unique. Il finit par lui proposer d'aller manger un morceau en sa compagnie.
— Tu sais Sam, j'ai dîné avant de venir. Et puis, je n'ai pas trop le cœur à sortir en ce moment. C'est déjà dur pour moi de venir ici, et il est tard… Non, je préfère rentrer !
Sam sentait qu'il était à point, il ne restait plus qu'à saler et poivrer, il prit cependant son mal en patience.
— Je comprends… Mais tu sais, moi aussi j'ai besoin d'aide et de soutien. J'aimerais tant avoir un ami tel que toi ! J'espère que ça sera pour une prochaine fois !
— Compte sur moi, et à jeudi ! N'oublie surtout pas. Tu es un être exceptionnel !
Il sourit, salua l'assemblée dispersée et distraite, s'effaçant finalement sans se retourner.
À peine arrivé au coin de la rue, Sam écrasa la rose de bienvenue du talon, tenaillé par la rage du léopard qui a couru après sa proie sans succès. Il revenait bredouille, le filet de pêche vierge. Mais qu'espérait-il au fait ? Qu'on se jetât dans ses bras dès la première rencontre ? L'affaire allait être légèrement plus longue, une question de jours. L'entreprise devrait attendre encore un peu avant d'ouvrir ses portes…
Une faim de loup sorti d'hibernation le grignotait. Après vingt kilomètres, il ne tenait plus. Exigeant et capricieux, son estomac lui zébrait le ventre de coups de cutter à répétition.
L'envie de chair humaine urgeait, ses instincts de bête prenant un large ascendant sur sa raison dès qu'il était question de nourriture. Au début, il se contentait d'animaux. Lapins de ferme, chèvres naines ou autres poules élevées au grain le comblaient. Mais depuis qu'il s'était régalé de ce fermier refroidi, se passer de ce mets aux saveurs infinies n'était même pas envisageable. Chaque partie présentait une sapidité exceptionnelle. Prenez le cœur par exemple. Il l'avait dégusté en premier, alors qu'il était chaud et qu'un fumet s'épanouissait des entrailles. Tout simplement exquis. La viande glissait dans la bouche pour fondre sous la langue sans la moindre mastication. Saucé au sang, un régal ! Les muscles des membres, aussi difficiles à arracher que l'enveloppe d'une noix de coco, étaient beaucoup plus consistants, et ne comportaient pas une once de gras. Très bons pour la santé, à attaquer en premier en cas de faim pressante. Même les intestins à l'odeur de cuivre oxydé se mangeaient, mais plus en guise de dessert à cause du goût trop sucré. Des stocks s'amoncelaient dans son congélateur, mais en emporter dans le coffre de sa voiture n'était pas encore dans ses habitudes. Dorénavant, agir devenait une absolue nécessité. Tant pis, il frapperait au hasard, sans remords. Il quitta la nationale puis bifurqua par une étroite route sinueuse et bosselée à travers les champs endormis, où des lièvres imprudents croisaient parfois la lumière de ses feux.