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Dame Providence était au rendez-vous, lui offrant un exploitant qui labourait une parcelle exiguë de betteraves. Ces gens-là ne dorment jamais et travaillent toujours, ils sont nés pour être les esclaves d'ogres à l'appétit infini. Encore un fermier…

Dommage, ce sont de braves gens… Mais je n'ai pas le choix…Tant pis pour lui !

Phares éteints, il rangea son véhicule dans un chemin perdu qui longeait la terre roussâtre éventrée par les lames du tracteur, puis sortit sans claquer la porte. La lune, pleine comme une chatte, submergeait de sa chevelure pailletée la campagne brune aux courbes douceâtres et harmonieuses. La lumière ambrée était suffisante pour qu'on pût le voir déguster son plat.

Prudence et rapidité d'exécution draineraient donc son intervention. Un cric oxydé collé à la main, il s'aventura vers le mastodonte insomniaque qui crachait le sang de la terre dans une benne. Le moteur du monstre vomissant se coupa. Avec ses phares ronds et son sourire niais, il ressemblait à une soucoupe volante tout droit sortie d'un film de science-fiction. L'homme au volant braqua les faisceaux acerbes sur le visage blanchi et malveillant de Sam. Ses pupilles, réduites à la taille de têtes de punaise, ne l'empêchèrent pas de s'apercevoir que le colosse aux bottines solidement ancrées dans la bourbe tendait un fusil dans sa direction.

— Qu'est-ce que vous voulez ? Fichez-moi l'camp d'ici, et vite !! pesta-t-il.

— Monsieur… Je suis tombé en panne au bord de la route ! Juste là… Tout ce que je veux, c'est passer un coup de fil à une dépanneuse !! dit Sam d'un air faussement dépité.

— Vous voyez un téléphone ici ? Et pis, vous foutez quoi avec vot' cric dans vot' main ?

Sam glissait vers sa proie avec l'agilité et l'aisance d'un anaconda à l'affût, chevauchant sans difficultés les ornières parallèles. Costaud comme un charolais, le cultivateur constituerait sans aucun doute un dîner d'exception.

— Arrêtez-vous ! Arrêtez j'vous dis ! Ou j'vous mets une volée de plombs dans l' buffet. Com' une perdrix !

L'homme leva plus haut le fusil, à hauteur d'yeux cette fois-ci, doigt sur la gâchette.

— Mais monsieur… je…

Il s'avançait encore.

— J'compte jusqu'à trois, à trois, j'tire ! gueula-t-il sans plaisanter.

— Très bien, monsieur… Je pars… Mais j'ai oublié de vous dire… Sa voix devint métallique et dissonante. J'ai tué ta femme, connard !!!

— Qu… quoi ? Qu'est… quoi que vous racontez ? Il balbutiait, décontenancé.

— J'ai buté ta femme, ducon !! Et j'ai vraiment pris mon pied avec cette sale pute !! Je t'ai ramené la grognasse par les cheveux, pour que tu puisses profiter du spectacle toi aussi !! Regarde, là… Juste sur le côté, dans les fourrés…

Gratifié d'un cerveau de coton à la naissance, le laboureur ne devina pas l'arnaque. Tout juste eut-il tourné la tête que le cric vint lui chatouiller méchamment l'arcade sourcilière. Il s'écroula, plus lourd qu'une charrue, et son crâne déformé s'enfonça de vingt centimètres dans la boue. Sam se précipita pour éteindre les phares du coude puis fondit sur le corps immobile, gueule en avant. En moins de temps qu'il ne le faut à de l'eau pour bouillir, il lui dévora une partie non négligeable de la cuisse. Les morceaux, arrachés à la va-vite, s'amoncelaient tout juste mâchés dans la poche de son estomac gargouillant et enfin satisfait. La viande était plus tendre et indéniablement plus savoureuse que celle du vieux . Et encore, il doit y avoir mieux, une jolie jeune femme, la psychologue par exemple ! pensa-t-il, le visage empourpré jusqu'au front ainsi que les cheveux bigarrés par l'hémoglobine. Il se frotta proprement sur l'épaisse chemise à carreaux du boucanier, remonta la fermeture de son fin blouson jusqu'au col, avant de regagner tranquillement la nationale. Entraîné par un air de « Yellow Submarine » qui passait à la radio, il se trémoussa sur son siège, alors que la musique sonnait comme une petite voix au loin dans la campagne somnolente qui ne témoignerait jamais de ce qu'elle avait vu…

Chapitre 5

Une sale affaire

1

L'inspecteur Sharko fut catapulté sur l'affaire. Le poste de police était planté à même pas quinze kilomètres de l'endroit où s'était produit l'incident. La nouvelle ayant fusé plus vite qu'une savonnette sur une piste de bowling, le village de cent quarante-trois habitants — cent quarante-deux maintenant — était déjà en ébullition. Le corps mutilé avait été découvert par un chasseur à 7 h 00, les forces de l'ordre furent alertées à 7 h 30 et le quadrillage du secteur se terminait à 7 h 50. Curieuses et commères s'amassaient par groupuscules pour cancaner sur la place pavée de l'église au style baroque, tandis que les hommes, plus discrets, préféraient discuter de « l'affaire Sarradine » autour d'une effrénée partie de belote dans l'unique café du coin. Les ragots, lancés à la fronde pour animer des polémiques tumultueuses, se multipliaient et frappaient à toutes les portes du village en n'oubliant personne. À la boulangerie, les habitants achetaient leur baguette et campaient là, agglutinés par paquets difformes devant la vitrine à s'effrayer les uns les autres sur un potentiel malade mental qui avait décidé de les décimer tous autant qu'ils étaient. À la crémerie, deux cents mètres plus loin, Monsieur Sarradine avait été attaqué par une bête sauvage, une sorte de loup-garou, et dans la laverie, sa femme l'avait tué à coups de hache.

Noyés par des histoires à sortir des comateux de leur sommeil, poursuivis par une tripotée de pies fatigantes et une batterie de dindons survoltés, les journalistes, caméras et calepins au poing, regrettèrent vivement de s'être aventurés là.

L'inspecteur débarqua, encadré de son équipe restreinte, à proximité du corps. Le policier, impeccablement rasé et à la carrure de basketteur, plaçait en toute priorité un métier qu'il aimait plus que sa femme. Il était d'ailleurs réputé pour son enthousiasme à prendre de telles affaires en main, et surtout pour sa rigueur qui filtrait rien qu'en le regardant : chemise blanche ainsi que fine cravate noire, style agents du F.B.I., cheveux à peine plus longs qu'un ongle rongé et coiffés en brosse, et pantalon de flanelle impeccable. Depuis les vingt-cinq années qu'il exerçait, il avait toujours enlevé avec brio les affaires délicates qui étaient passées dans sa juridiction. Il connaissait le sens juste des mots honneur, loi et devoir, aussi il ne bouclait jamais un dossier sans qu'il fût irréprochable. Il se tenait près du cadavre au regard blafard et aux traits ravinés aux côtés d'un légiste, d'un photographe et d'un première classe.

— Tant pis pour mes chaussures, coassa-t-il, alors qu'il enfilait des gants de caoutchouc blancs trop étroits pour ses mains de géant.