Il raffolait de cet été indien, brûlant et sensuel, tendre et parfumé. Plus précisément les matinées, où les effluves d'herbe fraîche s'exhalant des champs se torsadaient habilement à l'air sec et vivifiant, et où l'astre bienfaiteur, armé d'une imposante batterie de nuages floconneux haut perchés, se levait toujours accompagné d'une palette de couleurs flamboyantes. Il émergeait du pays des rêves vers 7 h 30 puis traînait dans la salle de bains de l'étage, conscient que sa femme, entendant ses pas volontairement un peu maladroits d'ours mal léché, lui mijoterait le petit déjeuner. Ensuite il dévalait, l'odeur des œufs et du bacon le tirant avec force par les narines. Et là, un sourire accroché comme une guirlande de Noël s'invitait sur les lèvres de sa femme…
Oui, ce sourire, il l'aimait tant…
Un macabre craquement de branche le fit revenir sans artifices à une sombre réalité, où une mort teigneuse, acharnée, avait jeté son dévolu sur lui. Chacun de ces troncs desséchés au visage apocalyptique, comme posés là pour l'empêcher de fuir, pouvait être son caveau, les lombrics ses fossoyeurs, les asticots leurs assistants. Et la cérémonie funèbre se conjuguerait à un lâcher de ballons de carnaval, auxquels on aurait suspendu des lambeaux de chair, sa chair, pour amuser et nourrir la horde de bâtards qui le talonnait. Jusqu'à présent, jouant d'habileté, de ruse mais aussi de lâcheté, il avait toujours évité une triste fin, cependant là, il s'était engouffré dans une voie sans issue.
Depuis combien de temps déambulait-il maintenant ? Trente minutes, une heure ? Les secondes s'allongeaient autant que ses chances diminuaient. Son souffle, rugueux et difficile, lui arrachait à chaque expiration un morceau de muqueuse enflammée, le forçant à cracher du sang. L'oxygène, exagérément abondant, circulait péniblement dans ses poumons, et une piteuse aquarelle de style impressionniste avec sang, terre et salive comme couleurs primitives, recouvrait son visage dénué de relief. Les aubépines sauvageonnes, les buissons-ardents belliqueux ainsi que les paliures armés jusqu'aux dents, ennemis supplémentaires, s'organisaient en murets feuillus pour lui encombrer le passage et lui atrophier un peu plus les muscles jambiers à chaque foulée. Il ne désirait pas s'arrêter, — il avoisinait l'étroit chemin qui zigzaguait jusqu'à la cabane —, pourtant la nature capricieuse en jugea autrement. Il se fracassa le gros orteil contre une racine avant de chuter comme un cheval mort. Recroquevillé en œuf d'autruche par la violence du choc, il eut l'ultime réflexe de ranger la bague au fond de sa paume. En plus de son orteil cassé sur-le-champ, son ongle, fendu en deux, se nuançait dans les bleus et noircissait déjà tel le charbon. Il appuya à la base et fit se dresser, par effet de levier, chacune des deux extrémités. Il se colla la bouche contre le pantalon, mordit le tissu à s'en rompre les muscles de la mâchoire, et arracha d'un coup sec chaque morceau de kératine dans un hurlement étouffé qui lui gonfla les joues à la manière d'un trompettiste. Il dut s'y prendre à deux reprises, une écharde, cassée net, lui tailladait la matrice plantaire. Une souffrance exacerbée avait presque chassé ses yeux de leurs orbites, et après la deuxième tentative, la paire de bouts violacés lui resta collée aux doigts par un liquide gluant, trouble ou transparent suivant les endroits. Il les secoua avec le peu de vigueur qui l'animait encore. Ils se catapultèrent alors à une poignée de centimètres devant lui, empourprant la verdure dantesque au passage. À la base de l'orteil, un geyser sanguinolent s'épanouissait tandis que Warren, dents serrées, enlevait non sans peine la chaussette fumante de son autre pied chaussé, pour ensuite l'enrouler délicatement autour du morceau de viande. L'hémoglobine, sujette à de bien sordides fantaisies, se liquéfia en couches circulaires et disgracieuses à la surface du pansement. Après quelques minutes interminables, l'ensemble se coagula, alors il s'autorisa à relâcher le bandage.
Il n'avait pas entendu la meute derrière lui, ayant exploité du mieux qu'il pouvait son avance confortable, mais de combien de temps disposait-il ? Son cœur pendait au bord de ses lèvres, ses poumons soufflaient comme une locomotive à vapeur mal alimentée en carburant. Emprisonné par un corps qui ne lui obéissait plus, il n'eut d'autre choix, bien que conscient du Mal qui enveloppait la forêt, de s'allonger. Il s'étala plus mince qu'une crêpe sur le sol, réarrangea les fougères de proximité pour gommer sa présence, puis se plaça les deux mains rosies par le froid et rougies par le sang, son sang, sur le thorax. Peut-être ne l'apercevraient-ils pas, après tout. Le silence, celui d'un intérieur de cercueil, se déposa en pluie fine tout autour de lui.
Les piverts, censés marteler l'écorce de leur bec de bois, s'étaient soudainement tus. Pas un seul oiseau perché sur les longues branches crochues, et les petits mulots, qui d'ordinaire jonchaient les forêts, avaient disparu, tout comme le vent qui ne ballottait plus les feuillages touffus de son perpétuel va-et-vient.
Ces assassins tentaient vraisemblablement de l'encercler, et cette absence de vie puait la mort…
Il avait l'impression d'être une chauve-souris aux ailes cassées, tombée malencontreusement au milieu d'un nid de vipères.
Chapitre 2
Le retour de Sam
Quarante-deux jours plus tôt, le matin où tout avait commencé…