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Au fond, des curieux languissants et des amateurs de faits divers s'amassaient en grappes noirâtres, repoussés par des policiers de plus en plus impuissants. Le silence, bien que fendu par des cris perçants, était plus lourd que jamais et drainait une atmosphère en parfaite adéquation avec la gravité du meurtre.

Le légiste saisit un minuscule magnétophone rangé dans sa poche droite, vérifia que la cassette était rembobinée au début, puis s'accroupit à proximité de la masse inerte. De son pouce corné, il enfonça le bouton rouge d'enregistrement.

Manqueturne, 9 h 18 du matin, mercredi 13 septembre 1999.

Homme d'environ cinquante ans, un mètre quatre-vingts, quatre-vingts kilos. Retrouvé dans un champ, alors qu'il labourait en pleine nuit… Boîte crânienne fracturée de l'arcade sourcilière gauche jusqu'au sommet du crâne. Ecchymose à la tempe. Frappé avec un objet contondant. A probablement été tué sur le coup… Plaie profonde à la cuisse droite. Largeur d'environ cinq centimètres, sur une longueur de trente centimètres. Cause inconnue pour le moment. Tendons arrachés, fémur visible à plusieurs endroits… non fracturé.

Traces de ce qui semble être une dentition sur le contour de la plaie. À voir la coagulation du sang, la mort doit remonter à une dizaine d'heures. À déterminer précisément lors de l'autopsie… Pas d'autres plaies apparentes. Terminé.

Il stoppa le magnétophone.

— Alors inspecteur, qu'en pensez-vous ?

— Et bien, nous voilà avec un beau meurtre sur les bras ! Et pas un des plus classiques, en plus ! Moulin, venez ici !!

Le policier, grand échalas qui pesait la moitié moins que l'inspecteur, accourut en agitant latéralement la tête à la façon d'une vache normande.

— Oui, inspecteur Sharko ? dit le jeune homme, un poil essoufflé.

— Vos conclusions sur les empreintes ?

— Celles d'un homme, probablement. À voir leur enfoncement dans la boue, il doit peser dans les soixante-cinq kilos. J'en fais soixante et… regardez la profondeur… quasiment équivalente. Il doit chausser du quarante-trois, ce qui laisse entendre une taille moyenne. Quant au type de chaussures, à voir l'absence de dessin sur la semelle et la présence d'un talon, on peut affirmer qu'il portait des chaussures de ville. Je suis en train de mouler les empreintes, le labo nous donnera d'autres informations. Autre fait important… Regardez ici, à quatre mètres du corps…

Ils le suivirent, prenant soin de contourner la scène du crime.

— Il s'est arrêté ! s'exclama l'inspecteur d'un ton qui marquait l'excitation. Les pas sont plus profonds, et les uns à côté des autres… Et puis avant, l'espace entre les pas est petit, alors qu'après, il est beaucoup plus grand !

— Exactement inspecteur ! dit Moulin, mimant les mouvements. Le meurtrier devait être tenu en joue par le fermier, ce qu'il l'a fait s'arrêter et ce qui explique les traces plus enfoncées. Puis il a dû jaillir pour le tuer.

— Pourquoi l'autre n'aurait-il pas ouvert le feu, dans ce cas ? lança le légiste, interloqué par de si justes conclusions.

Ils retournèrent aux abords du corps, les pas lestés par une glaise couinant sous leurs semelles. L'inspecteur, qui avait plongé ses bottes de cuir dans une fondrière, pestait plus qu'un cobra royal. Il s'abaissa finalement pour constater.

— Regardez ici ! Ce renfoncement dans la boue… Celui d'un objet contondant… Il a dû être lancé au visage du fermier, sinon, on n'aurait pas retrouvé son empreinte sur le sol…

— Judicieux, inspecteur ! s'exclama le légiste. J'ajoute même que notre cadavre avait la tête tournée au moment du choc. Vous voyez ce trou au niveau de la tempe ? Il entoura la plaie du doigt.

Fin limier qu'il était, pas moins ravi d'avoir compris un processus que même un caillou aurait deviné, Moulin conclut fièrement.

— Notre assassin aurait détourné l'attention de la victime, lui aurait lancé un marteau ou quelque chose de similaire en pleine tête, et se serait précipité sur lui pour l'achever !

— Bien Moulin, bien ! Un sourire moqueur et élastique étira les lèvres de l'inspecteur. Nous avons bien progressé… Il faut dire que notre assassin n'a pas été trop judicieux, en laissant plus d'empreintes ici que sur le visage de la Sainte Vierge à Lourdes. Mais reste le plus important à découvrir… Le mobile !

Il appela un second policier qui fouinait du côté du chemin de terre. Le moustachu accourut en peinant autant qu'un cosmonaute, tellement ses galoches engrangeaient de bourbe sous chaque foulée.

— Alors, quoi de neuf, là-bas ? demanda l'inspecteur, tendant un furtif regard vers la meute qui s'agitait le long de la communale.

— Intéressant… La voiture venait de notre droite… On le voit aux traces de boue, à l'entrée du chemin. Après le meurtre, elle a fait marche arrière, et est repartie dans la même direction.

Le dessin et l'épaisseur des pneus sont ceux d'un véhicule tout ce qu'il y a de plus classique. J'ai plâtré des empreintes pour le labo. Rien d'autre…

— L'homme connaissait la victime ! avança le légiste, sûr de lui.

— Nous vous écoutons, monsieur Legal !

— Mais oui, il est venu spécialement dans ce trou paumé pour trouver notre homme. Il l'a tué, et est tranquillement reparti d'où il venait, comme si de rien n'était ! Sinon, pourquoi serait-il venu comme par hasard jusqu'à ce champ, pour ensuite rebrousser chemin ? Non, il voulait régler ses comptes.

Cette hypothèse justifiée plaisait au commissaire. Les maillons s'enchaînaient logiquement, seul manquait le fermoir.

— Ce qui me chiffonne, c'est cette jambe, à moitié déchiquetée. Vous avez noté des traces de mâchoire. À quoi cela rime-t-il ? Si notre assassin voulait simplement tuer la victime, le coup à la tête était amplement suffisant, non ? Là, on dirait du cannibalisme ! Je pense que nous avons affaire à un sacré malade… Photographiez-moi en gros plan la blessure s'il vous plaît… Bon OK, ça suffit pour le moment…

Il siffla et fit signe à deux ambulanciers au faciès patibulaire de rappliquer. Ils allongèrent presque banalement le corps sur un brancard sans prendre la peine de le couvrir, piétinant son champ de la même façon qu'ils piétinaient son droit à reposer en paix dans un beau cercueil. L'équipe quitta l'endroit, tandis que des policiers restaient pour le baliser. Midi pointait, aussi l'inspecteur s'offrit-il une omelette paysanne au café…

2

Dans l'après-midi, la pauvre veuve fut moins bavarde qu'un muet à la bouche cousue. Les événements lui échappaient complètement, et sa raison de femme pastorale avait préféré lui dissimuler la triste nouvelle que de la lui divulguer ouvertement. Enracinée dans de profondes habitudes, elle avait préparé un repas pour son mari, une revigorante assiette d'endives, et se régalait de son retour, assise seule sur une imposante table qui aurait pu accueillir vingt personnes. Son regard hagard en disait long sur ce qu'elle deviendrait sans sa moitié.

Encore une malheureuse qui va finir enfermée dans une maison de fous, pensa-t-il, blessé par une telle injustice.

Il sillonna à la manière d'un troubadour sans un liard les ruelles du village meurtri, s'évertuant à glaner çà et là des renseignements plus significatifs. Tant amoureux que respectueux d'une nature si ouvertement dénigrée par la société, les Sarradine menaient une existence paisible de labeur, accueillant comme une grâce de Dieu chacune des récoltes que la terre leur confiait. Somme toute, ces paysans ne pouvaient pas avoir d'ennemis. La moisson d'indices de l'inspecteur ressemblait à celle d'un champ de blé incendié. Personne n'avait vu de voiture suspecte ou entendu quoi que ce soit, à part une horde de chats se battre pour une femelle engrossée.