Pensez-vous, un meurtre qui se produit en pleine nuit, au milieu d'un terrain sans vie, à deux kilomètres d'un village fantôme.
Le plus surprenant était cette blessure à la jambe, aberration non négligeable qui tombait là comme un morceau de verre sur un disque de Mozart. Comptant sur la perspicacité du légiste, et parce que, pour l'heure, il estimait en avoir assez fait, il contacta le poste, signalant qu'il rentrait chez lui. C'était le jour de leur douzième anniversaire de mariage, et une table dans un trois étoiles, « Les Colombes Bleues », leur était réservée. Ce soir, pour une fois, il avait décidé de s'amuser…
Resté les yeux grands ouverts la nuit précédente, Warren avait planifié de plonger directement sous la couette après sa journée de labeur. Mais tout compte fait, conscient qu'il ne pouvait pas continuellement traverser les journées de Beth comme un fantôme sans substance, il préféra profiter de sa famille. Tous s'installèrent dans le salon, les jeunes devant la télévision et les deux tourtereaux sur le canapé. Il glissa amoureusement le bras autour de sa femme, un peu comme on le fait au cinéma pour un premier rencard. Ce qu'il aurait aimé revenir quelques années en arrière, quand ils s'étendaient rien qu'à deux sous une épaisse couverture au pied de la cheminée, et qu'ils se racontaient leurs rêves d'enfants à la lueur délicieusement chatoyante des flammes coquines. Le visage de Beth, plus pur qu'une mine de diamant, s'éclairait alors tel un lampion de nouvel-an. Pourtant pas si loin que cela, cette tranche de bonheur avait sombré au fin fond de ses souvenirs évanescents, et avait été remplacée par les espérances chimériques de retrouver un jour pareil plaisir. Pupilles soudainement rétractées, il replongea dans la réalité, décroché de ses pensées par un éclat de rire des jumeaux.
— Je suis bien content pour Tom tu sais. J'ai décidé de passer une bonne nuit. J'en ai besoin… Après le film, je me couche… Tant pis pour les poissons…
— C'est peut-être fini cette histoire, non ? dit-elle en regroupant ses deux mains pour simuler un oreiller sur l'épaule de son époux. Regarde, rien la nuit dernière, c'est plutôt bon signe ?
— Espérons… Mais tu sais, c'est parce que j'étais là. J'en suis sûr ! Je n'ai pas dormi, et bien entendu… que dalle…
Les paupières marines de Beth noyaient le plafond de leurs reflets cristallins. Pensive elle aussi, elle se recroquevilla, déposant ses jambes fragilisées par l'angoisse sur la banquette.
Warren lui caressa le dos. Sa peau, de la douceur du lait de coco, était pourtant glacée comme un iceberg. Elle frissonnait.
— Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie ? s'inquiéta-t-il.
— Cette histoire de poissons… Elle me donne la chair de poule. C'est si étrange…
Un calme olympien s'ensuivit. Le cocker, chargé de vie, débordant de bonne humeur, vint se joindre à la troupe presque endormie. Il installa son museau de laine sur le bord du fauteuil, ses babines huileuses s'étalèrent alors en crêpes de chaque côté.
Malignes, chaleureuses, ses agates de cacao quémandaient une caresse. Beth l'aimait, elle se confiait à lui chaque fois qu'elle se sentait seule, et il comprenait toujours. Elle passa la main sur sa truffe en chocolat, qu'il renifla et embrassa à sa manière.
— Si cela recommence, je prends demain après-midi une journée de congé, dit Warren, chatouillant à l'aveugle les flancs du fringant animal. J'emmènerai le poisson mort chez le vétérinaire. J'aurais dû le faire depuis le début. Il fera… je sais pas trop… une sorte d'autopsie, et on saura…
Il mordilla l'oreille de son épouse, sachant qu'elle frémissait à chaque fois. Alors que les enfants montaient se déshabiller d'eux-mêmes, Warren en profita pour zapper sur les informations régionales. Il s'assoupit un instant et fut réveillé par le nom de ManqueTurne, village qu'il connaissait bien.
— Beth, viens voir, vite !
Elle prit le T.E.R. cuisine-salon, une serviette à la main.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Chut, écoute ça !
…bitants ne comprennent pas les raisons d'une pareille atrocité. Monsieur Sarradine menait une existence paisible sans histoires. Les habitants du village, choqués, ont perdu l'un des leurs aujourd'hui. Une chapelle ardente aura lieu demain dans la soirée. La police refuse d'en dire plus sur les circonstances du crime à l'heure qu'il est. Jean-Marie Mitard, en direct de ManqueTurne, à vous les studios.
— Je passe par-là tous les jours ! Incroyable, non ? C'est vrai que ce matin, il y avait pas mal de remue-ménage, là-bas…
— J'ai manqué le début, que s'est-il passé ?
— J'ai pas tout vu non plus. Un fermier a été assassiné, alors qu'il labourait en pleine nuit. Un règlement de comptes.
— Il labourait en pleine nuit ? A-t-on idée, à des heures pareilles ? dit-elle en secouant avec lassitude la tête.
— Un fou de travail. Tu vois, il y a pire que moi ! Pauvre type…
Faute de sujets mordants et de stars à traquer à coups d'objectifs trois cents millimètres, l'affaire fut aussi diffusée aux informations nationales. Les enfants n'en manquèrent pas une miette, la bouche bée telle une tanche échouée sur une berge de galets. Warren, entretenant une attention toute particulière à ne pas les laisser visualiser ce genre d'images, se leva.
— Allez, au lit les jeunes ! Demain école. En avant, mauvaise troupe ! Une, deux ! Une, deux !
Ils marchaient au pas, bras tendus et prêts pour un défilé du quatorze juillet.
— Halte !
Ils stoppèrent net, regard fixe, menton relevé, pieds serrés.
— Saluez ! Demi-tour, droite ! Une, deux ! Une, deux !
Enfin une bonne soirée, pensa-t-il.
Un cri effroyable déchira la nuit.
— Mon dieu, c'est Tom !! beugla Beth, arrachée de son sommeil de granit.
— Tooom !!! hurla à son tour Warren, s'irritant les cordes vocales.
Il jaillit hors du lit, éjectant la lampe de chevet dont l'ampoule explosa en mille éclats cristallisés sur les lames du plancher. Effondrée et en sanglots, Beth priait mains jointes, oscillant d'avant en arrière. Il dévala l'escalier quatre à quatre, tandis que Tim en pleurs s'enfonçait dans les menus bras de sa mère. Les gloussements de Tom émanaient de la cuisine. Au passage, Warren cueillit le cendrier de marbre, premier objet qui lui lécha les doigts. Il est là, ce vicelard de tueur de poissons est là, dans ma maison, et il s'en prend à mon fils !!!
La lumière allumée des toilettes projetait une ellipse crue aux bords nets à l'entrée de la salle. Son fils geignait, en phase avec le tic-tac effréné de l'horloge du salon. Mais Warren ne le voyait pas, il l'entendait juste. Pas d'autres murmures, l'ignoble intrus se parquait quelque part, immobile, à une épaisseur de plâtre d'où il se trouvait. Dos plaqué au mur extérieur de la cuisine, il s'avança sans bruit, évoluant à la manière d'un crabe.
Ses traces de pieds s'esquissaient furtivement sur le carrelage gelé puis s'évanouissaient au fur et à mesure qu'il progressait.
Suffisamment rageur pour affronter ce salaud, dut-il y laisser sa peau, il bondit bras tendus par-dessus la tête, en position pour fracasser tout crâne étranger. Personne… Tom, en boule sur les genoux, caressait la truffe sèche du gentil cocker noir et blanc.
Il eût été parfaitement légitime de croire que l'animal, enroulé sur le sol, dormait paisiblement. Mais pour la première fois de sa vie, Warren vit que le chien ne souriait plus de sa bouille sympathique. Son âme avait fait son baluchon, et était partie faire une longue promenade au pays des animaux.