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— Tout à fait ! Mais cela n'explique pas les raisons d'un tel acte. Jamais de ma carrière, je n'ai vu un cas pareil. Qu'a fait notre malade des morceaux de viande ? Je vous le confirme, aucune personne sur Terre de soixante-cinq kilos n'est capable d'ingurgiter plus de six livres de viande, crue de surcroît !

— Et humaine, ne l'oublions pas… il les a peut-être arrachés pour les garder, ou faire je ne sais quoi avec, une sorte de fétichiste… Il décloua son regard du macchabée, avant de reprendre. Et cela me gêne énormément. Ça remet en cause la thèse du règlement de comptes. Si encore il n'avait pas été tué sur le coup, on aurait pu comprendre que son tortionnaire voulait le faire souffrir et mourir à petit feu, mais là, c'est purement incompréhensible. Rien d'autre ?

— Non c'est tout. Aucun cheveu ou fibre textile, et pas d'autres indices.

— Gênant… Car l'A.D.N., c'est bien beau, mais encore faut-il avoir des suspects ! Mes policiers continuent à balayer la région au peigne fin, nous verrons bien… Bon, je pars pour le labo, à bientôt… et ne vous étouffez pas à croquer comme ça votre sandwich !

— Ne vous inquiétez pas ! Je finis ça, et je vais me coucher…

Le laboratoire d'analyses, une mine d'or d'ordinaire inépuisable, n'apporta pas non plus la solution miracle. Le policier, sur les lieux du crime, avait déjà tout dit : automobile des plus classiques, et chaussures de ville de monsieur tout le monde. L'inspecteur remit un peu d'huile de coude dans ses cellules grises, un peu ramollies ce matin-là.

Réfléchissons : un homme se pointe en chaussures de ville au milieu d'un champ. Il veut tuer, un marteau à la main.

Beaucoup plus astucieux qu'un fusil, car aucune possibilité d'exploiter la filière des détenteurs d'armes. Notre homme est malin. Pourquoi des chaussures pareilles pour un endroit si boueux ? Il comptait peut-être le tuer directement à sa maison, et voyant qu'il n'était pas là, s'était rendu dans ce champ.

L'autre le tient en joue, il doit donc le connaître. Pourquoi diable se promènerait-il armé d'un fusil dans son tracteur ?

Creuser cette piste… Les hommes ont une discussion mouvementée, le fermier se fait assassiner, et est ensuite mutilé par son agresseur. Pourquoi cet acte odieux ? Avec la bouche en plus ! Plus de trois kilos ! Hallucinant ! Bien sûr, notre homme a tout son temps, il fait noir, personne ne peut le voir.

Je patauge ! Je patauge ! Je patauge !

6

Si Warren avait rencontré l'inspecteur à ce moment-là, ils se seraient vidé une bonne bière et seraient sans l'ombre d'un doute arrivés à une conclusion commune : ils n'y comprenaient absolument rien. Warren comptait sur le vétérinaire. Après une attente infernale d'une bonne heure dans une salle où le plus récent des livres à bouquiner datait de l'avant-guerre, comme toujours dans ces endroits, le médecin l'invita dans son cabinet.

Préférant garder, de bon droit, l'image de la boule de poils souriante plutôt que celle de la chair à saucisses étalée sur une table de dissection, il n'avait pas assisté à l'autopsie de son défunt compagnon. Le spécialiste, respectueux de ce choix, avait tout nettoyé avant qu'il n'entrât.

— Alors, dites-moi, docteur ? demanda Warren d'un ton autant soucieux qu'impatient.

L'ami des bêtes, avec un bon demi-siècle qui lui courait derrière, se nettoyait les lunettes à l'aide d'une peau de chamois qui salissait plus qu'elle ne nettoyait. Warren chercha les restes de son chien, en vain.

— Bien étrange, monsieur, dit-il calmement, s'adossant contre une espèce de moquette ocre qui tapissait les murs. Voici mes conclusions. Votre chien a été tué avec quelque chose comme… des aiguilles à tricoter !

Warren écarquilla les yeux, dressa les oreilles et releva ses babines, comme l'aurait fait Pepsi.

— Les pointes ont traversé le cœur, qui s'est immédiatement arrêté de battre. Pensez-vous, avec un coup pareil ! Une honte…

Pauvre bête, pensa-t-il à voix haute.

— Mais… mais c'est immonde ! dit Warren, se cachant les yeux de ses mains grandes ouvertes.

— Attendez, ce n'est pas tout, se permit d'ajouter le spécialiste, dépité par l'état de dégoût avancé de Warren. J'ai retrouvé une quantité énorme d'eau de javel dans le corps du chien. Un bon litre et demi. La dose lui a été administrée par la bouche…

Warren sentit sa tête, remplacée par une enclume depuis quelques jours, partir vers l'arrière. Il planta une main hésitante sur la table d'opération pour éviter de s'effondrer. Le vétérinaire, professionnel avant tout, s'enfonça dans ses explications.

— La javel a immédiatement commencé son travail. Elle a tout brûlé et digéré sur son passage. Désolé de vous dire ça, mais votre animal n'avait plus d'intestins, ni d'estomac, ni de foie ! Si on l'avait laissé un jour de plus comme ça, il se serait craqué comme une outre dès que vous auriez essayé de le porter, totalement liquéfié de l'intérieur. Je suis navré monsieur, mais quelqu'un vous veut du mal…

Des étoiles pétillantes s'accumulaient puis se dandinaient à l'arrière du crâne de Warren, et sa cervelle, phare breton au milieu des flots déchaînés, pulsait. Dans un infime moment de lucidité, les grains de café qui lui servaient d'yeux aperçurent, malgré un épais marc qui lui voilait la vue, un passereau sur le bord extérieur de la fenêtre teintée. Il crut reconnaître la magnifique linotte de la fois dernière, qui le fixait de ses deux gouttes d'huile. Le volatile impatient tapait de son bec de chêne contre le carreau, entamant un ouvrage improvisé de démolition. Le vétérinaire, qui l'avait vu aussi, se dirigea vers la vitre et claqua dans ses mains noueuses en houspillant. Rien n'y fit, l'oiseau cogna de plus belle, poinçonna le verre pour y graver sa signature. Telle la libellule, il voleta une poignée de secondes sur place, puis finit par s'effacer en piaillant avec rage.

Merde, mais c'est quoi cet oiseau ? Qu'est-ce qu'il me veut ? pensa Warren, nourri par la vive impression d'être surveillé par l'indiscret volatile depuis quelques jours.

— Incroyable ça, on se fait attaquer par des oiseaux maintenant ! gronda le vétérinaire, poing collé à la vitre.

Regardez mon carreau, je vais devoir le changer… Il s'installa derrière son bureau. Monsieur, vous pourrez repasser pour prendre l'urne cinéraire de votre chien dès demain, si vous le désirez. Je vous souhaite du courage, beaucoup de courage, et une bonne journée quand même…

Après avoir réglé, Warren disparut sans ajouter un mot, qui de toute façon aurait été une plainte. Qu'allait-il faire maintenant ? Qui serait le prochain ? Ses fils, sa femme ? Il en avait assez d'errer de Charybde en Scylla, aussi décida-t-il d'avertir la police. Comme prévu, on lui rit ouvertement au nez, lui conseillant avec ironie d'aller voir la S.P.A. ou une diseuse de bonne aventure. C'est alors dans ces odieux moments où l'on a envie de crier à l'aide qu'on se retrouve la bouche cousue.

Le soir déboulait, de son pas certain, implacable, et il était impossible pour le couple d'enrayer la mécanique du temps.

Beth et Warren redoutaient désormais de s'assoupir. Les deux aiguilles de l'horloge s'étaient coalisées pour recommencer un nouveau tour de manège, alors qu'ils s'étalaient tous les deux dans leur lit, télévision allumée et deux battes de base-ball sur la moquette en guise de livre de chevet. Ils avaient installé les lits des jumeaux dans leur chambre, suffisamment spacieuse pour accueillir une colonie de vacances. Les marmots caressaient les étoiles, Beth bouquinait ou plutôt tournait les pages, tandis que lui fixait le plafond de son regard vitreux. Il cherchait. Quoi, il ne le savait pas, mais il cherchait. Une idée, la première depuis cinq jours, lui foudroya miraculeusement son esprit embourbé.