— Je ne connais pas ce monsieur ! aboya-t-elle fermement.
— Mais.. mais il travaille ici ! insista Warren.
— Vous vous trompez ! Je ne le connais pas, je vous dis ! Nous sommes neuf à travailler ici, et il n'y a personne de plus de cinquante ans ! Et pas plus de monsieur avec un pull-over comme vous dites ! Quant à ces livres, il n'y a pas le tampon de la bibliothèque. Ils ne nous appartiennent pas. Regardez… pas même de nom d'auteur, ni de pagination. Vous pouvez repartir avec !
— Mais il les a pris dans vos rayons, je vous l'assure ! insista Warren, comme pour tenir tête à ce taureau qui écumait presque.
— Impossible monsieur !!! Excusez-moi maintenant, je dois classer ces ouvrages… Et cette saleté d'oiseau qui n'arrête pas de piailler, où se cache-t-il ?
En houspillant, elle s'effaça derrière un gratte-ciel de livres, tête et poing levés. Il est vrai qu'un volatile s'amusait à perturber le silence cathédral.
Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais cet homme y est pour quelque chose. Nom d'une pipe, je nage en pleine folie !
Il avait beau naviguer entre les écueils de la dérision et les coraux de l'incompréhension, les grimoires, eux, étaient bien réels. Hors de portée du buffle censé accueillir gentiment les visiteurs, il s'installa, un poil rageur.
La linotte mélodieuse… A-t-on idée d'écrire un bouquin complet sur un sujet aussi stupide ?
Attaquée par les méandres des années, la couverture s'effrita entre ses mains, et à l'intérieur de l'ouvrage, les lettres avaient été tapées avec une machine à écrire archaïque à laquelle il manquait les C. Il lécha le bouquin du regard avec la conviction d'un cul-de-jatte au départ d'un cent mètres. Le papier terni, fine feuille de cigarette, frissonna au passage de ses doigts, et lorsqu'il se rendit compte que toutes les pages étaient identiques, sa mâchoire inférieure se décrocha autant que ses yeux s'agrandirent. Un recueil de presque cent pages, avec seulement trente lignes différentes ! Faire rimer les verbes faire et valoir eût été plus facile que d'y comprendre quelque chose à ce qui se tramait ici, mais quitte à nager dans la démence, autant continuer jusqu'au bout.
« La part de l'animal », lui, semblait classique. Tout au moins, les pages étaient différentes, mais toujours pas de nom d'auteur, de titre de chapitre ou de numéros. Avaler d'une traite pareil pavé aurait nécessité plus d'une journée, hors lui ne disposait en gros que de quatre heures. Pour hâter le pas, il ne s'imprégna que d'une ligne sur deux. De toute façon, le récit était aussi plat qu'une campagne de Lorraine, et on ne peut pas dire que les allégories et autres oxymorons, qui forcent à réfléchir, foisonnaient.
Ses yeux détalaient sur les mots, chevauchaient les phrases, consumaient les pages, si bien qu'en deux heures, il avait digéré la moitié de l'ouvrage sans même s'en apercevoir, envoûté malgré lui par le récit. Certes mal écrites, les histoires, présentées sous forme de nouvelles courtes, tissaient une ambiance crue et effrayante. L'une peignait l'histoire d'un montagnard qui se levait la nuit pour dévorer ses propres broutards. Inconscient qu'il était le seul responsable de ce massacre, il partait à la chasse au loup pendant la journée pour tuer la meute imaginaire qui décimait son élevage. Il finit par se tirer une balle dans la tête, le matin où il trouva une fillette de huit ans au visage décharné dans son lit. Il sut que c'était lui, parce qu'un œil lui était resté en travers de la gorge et l'avait sorti de son état somnambulique et pseudo-animal.
Plus irréelle, une seconde allait jusqu'à la transmutation de l'homme en léopard. Le type s'était réveillé dans un zoo, le bras dévoré par une lionne mécontente qu'un invité lui prît la vedette. Faute de temps, il se força à arrêter, se réservant le reste pour plus tard.
C'est de la pure fiction… Et ce qui m'arrive, c'est de la fiction peut-être ? Et si c'était un tant soit peu réel ? Bien sûr, l'auteur a pu broder autour, pour rendre ses histoires plus effrayantes, mais la nouvelle du type qui tue des veaux, c'est moi en pire, c'est tout…
Il tritura l'ouvrage à la manière d'un casse-tête chinois, à la recherche d'un nom d'auteur, d'une adresse d'édition, d'un nom de ville. Peine perdue.
Et ce petit vieux, il est passé où, nom d'un chien ? Il doit savoir quelque chose… C'est peut-être lui, l'auteur de ces ouvrages, il les avait trouvés si facilement, il ne travaille même pas ici en plus…
Il s'identifiait aux personnages de ces récits, mais pointe d'ironie, la partie la plus critique, celle traitant de la transformation de l'homme en animal, n'était jamais mise à nu.
Et pourquoi la nuit ? Pourquoi ces gens-là ? Le lecteur était parachuté dans l'histoire comme un pavé au milieu d'une mare, sans qu'il n'y ait réellement de début. Par contre la fin, elle, était bien présente et pas très compliquée : la mort à chaque fois du héros.
Il entama le dernier ouvrage, « Cultes et religions interdits », qui apparemment n'avait aucun rapport avec ce qu'il recherchait. Mais si l'homme aux culs de bouteille le lui avait légué, c'est qu'il y trouverait sûrement quelconque intérêt.
Le salopard, il s'est bien moqué de moi, c'est quoi ce langage ?
Griffonnées avec une substance qui ressemblait à de la graisse animale mêlée à du sang, les lettres n'appartenaient ni à l'alphabet cyrillique, ni latin, et à peine une trentaine de mots remplissaient chaque feuillet. Comble de la stupéfaction, le titre était en français, alors que les pages en papier précieux semblaient sortir directement de l'imprimerie. En parcourant brièvement la centaine de pages, il constata que les écritures provenaient de personnes différentes. Son premier réflexe fut d'aller s'enquérir une nouvelle fois auprès du cerbère de l'accueil pour voir si elle connaissait ce dialecte, mais quand il découvrit que ses yeux jardineux ressemblaient à des lance-flammes et sa bouche à une cicatrice mal suturée, il changea d'avis. Il écuma une nouvelle fois les allées, pourtant persuadé que le fantôme qui l'avait approvisionné s'était bel et bien volatilisé. Lorsqu'il s'éclipsa sans saluer, les alarmes ne retentirent pas, ce qui confirmait que les livres n'appartenaient pas à la bibliothèque. Il n'était pas loin de midi, et dénicher un traducteur devenait prioritaire.
En fouillant dans les renseignements, il débusqua un linguiste qui accepta de le recevoir, moyennant des coûts horaires assez déraisonnables. Parce que Warren avait maladroitement insisté sur l'urgence de la mission, l'homme avait fort habilement fait grimper les enchères pour « raisons de priorité. »
En déboulant devant la cabane de banlieue où l'individu survivait, Warren était à deux doigts de prendre ses jambes à son cou. L'endroit, sordide carton humide, interdisait à la lumière de filtrer au travers de la misère dégoulinant sur les fenêtres. Au sud, un cimetière de voitures broyées et accidentées servait de refuge à des enfants au visage encrassé et aux guêtres dévorées par les mites, tandis que sur la route craquelée, derrière, une fillette décorée de deux petites couettes courait pieds nus en chantonnant. Poussant son cerceau rouillé, elle s'enfonça dans un cloaque encombré par les ordures décomposées, où une horde de chiens bâtards reniflaient excréments et urine qui coulaient silencieusement vers des caniveaux débordants. Au fond du goulag, des cadavres à la tignasse huileuse ainsi qu'aux dents rongées par des roulées et par l'alcool de mauvaise qualité brûlaient des pneus dont l'odeur infâme pourrissait l'air. Encroûté et moribond, l'horizon qui s'étalait n'était qu'un refuge pour des montagnes de détritus hautes de trois étages et des fleuves de crachats.