— Je ne comprends pas, s'interrogea Warren d'un claquement de doigts, pourquoi avoir tout plaqué, comme ça, d'un simple coup de tête ?
— Ce n'était pas un coup de tête, corrigea Sam, en équilibre sur les deux pieds arrière de sa chaise. J'y avais réfléchi. Oh oui, croyez-moi ! J'en avais plus qu'assez de me faire diriger, ne pas être maître de mon destin, de ma vie. Marre de rester trois jours par-ci, deux par-là, sans que je ne puisse décider de quoi que ce soit. Oh ! Pour sûr, je me suis amusé, j'ai gagné énormément d'argent, mais cette existence-là, ce n'était pas moi, vous comprenez ?
— Pas vraiment, lança Warren, qui s'allégeait délicatement de sa veste beige froissée.
Beth tendait l'oreille. Elle avait cloisonné le rôti dans le four, et les enfants, eux, jonglaient avec les mignons éléphants d'ébène ramenés par Sam de son odyssée. Elle s'humecta les lèvres dans un verre de Bordeaux de 1995. Sa langue clappa au passage du nectar et un faible bruit, entretenu par le ruissellement divin, s'échappa du fond de sa gorge dans un gargouillis musical.
— Tu te souviens, Warren, quand nous étions plus jeunes ? poursuivit Sam. Qui nous dirigeait ? Personne, nous étions les maîtres du monde, de notre monde ! Pas de contraintes, pas de « Tu feras ça, puis ça ! » On était libre, finis les soucis, terminé le train-train quotidien ! Chaque journée offrait une aventure nouvelle à dévorer à pleines dents ! On aimait ça, hein ?
Warren acquiesça sans conteste, une nuée de flashes de jeunesse, enfouis dans des cellules rouillées, flottaient de nouveau à la surface.
— Je voulais retrouver cette époque, vivre ma vie, mon destin à moi. Marre de ces charognards qui vous tournent autour pour vous voler la moindre parcelle d'espoir et de liberté. Une pointe d'agacement lui froissa le ton, mais la douceur remit du miel dans sa voix. Sortir du moule, découvrir des sensations, sucer la moelle de la vie jusqu'à l'os, c'était ça, ce que je voulais !
— C'est vrai que toi, tu as toujours été un peu comme ça, admit Beth, qui serrait dans ses deux mains celles de son chéri, les inondant d'une ribambelle de bisous. En un sens, elle le comprenait. Elle se leva, pinça l'arrière de sa robe, avant de s'effacer dans la cuisine. Warren resservit un verre de vin, qui colora le cristal de sa flamboyante tenue de soirée.
— Quel vin ! jeta Sam. S'il y a une chose qui m'a manqué, c'est bien ça, la bonne bouffe !
Warren faisait tournoyer la mer enivrante dans son verre ballon, le regard translucide. Une question le brûlait depuis le début.
— Mais dis-moi, où étais-tu pendant ces quatre années ? Pourquoi aucune nouvelle, même pas une carte postale ?
Un nuage de rancœur justifié accompagna ses questions.
Sam allait ouvrir la bouche, mais les mots s'évanouirent à la vue de la maîtresse de maison qui revenait, un plat aux saveurs campagnardes à la main. Un intense fumet invisible parfuma la pièce de son arôme pastoral. Subitement tenaillé par une faim injustifiée, Sam ne tenait plus intérieurement.
— Nous en reparlerons tout à l'heure, dit-il calmement tout en s'emparant d'une fourchette.
Tom glissa jusqu'à son père et lui souleva le poignet.
— Alors, elle te plaît ta montre, papa ?
— Elle est splendide, absolument splendide, merci les enfants !!
Il les embrassa derechef, chacun leur tour. Oui, elle était sublime. À gros cadran, avec plus d'aiguilles que sur un sapin.
Chronomètre, phases de la lune, et autres gadgets s'agençaient astucieusement sur la surface argentée.
Beth se présenta devant Sam, armée du plat de viande. Il en pinça sans réfléchir deux tranches bien rouges. Ses doigts tremblotaient, détail qui n'échappa pas au couple qui se croisa furtivement du regard.
— Merci Beth ! s'exclama-t-il, fin heureux d'avoir si appétissantes victuailles à se mettre sous la dent.
Elle servit copieusement les enfants, son mari, puis déposa un court morceau dans son assiette. Couteaux et fourchettes cliquetaient joyeusement contre la vaisselle en Vieux Rouen, et les couleurs d'une table bien faite donnaient à la soirée un air de fête.
— Alors Sam, dis-nous, où étais-tu ces derniers temps ? lança Beth, juste avant de mener une pièce de bœuf impeccablement découpée à la bouche.
Il engloutit son médaillon de viande, puis se tamponna rapidement les lèvres avant de répondre.
— Guyane française, du côté de Saint Laurent du Maroni plus précisément. Ça faisait un an que j'y étais.
Il goba entre deux mots la moitié d'une tranche, d'un coup.
Les enfants écarquillèrent les yeux.
Du calme Sam, du calme ! gronda-t-il intérieurement, avant de reprendre.
— Un pays génial, plein de surprises et d'inattendu. J'avais passé les trois années précédentes en Afrique. Forêt équatoriale… Du rêve à l'état pur, enfin, le rêve au sens où je l'entends, bien sûr ! Personne pour me diriger, pas de loyer à payer tous les mois, pas de flics sur le dos dès le moindre écart, non, que des avantages ! Une nostalgie toute récente berçait ses mots. Il continua. Un peuple très riche dans le cœur, qui connaît les vraies valeurs de la vie. Je suis resté plus de neuf mois dans une tribu de pygmées. Une soixantaine d'individus. J'ai tout connu avec eux. La joie, l'honneur, le partage, et surtout la peur, la peur à l'état brut, sauvage…
Il tendit un doigt frissonnant en direction du plat en inox avant de se servir gracieusement.
— Délicieux, vraiment délicieux, ne cessait-il de rabâcher, tandis que sa langue effectuait une sortie de reconnaissance sur tout le contour de ses lèvres. Avec ce peuple, j'ai appris plus le temps de mon aventure que tout ce que je connaissais jusqu'à présent. J'ai vécu des moments extraordinaires, déments même. Les soirs, les nuits, je les attendais, teinté impatience. Il se passait toujours des spectacles surprenants. J'ai assisté à des événements dont vous ne soupçonneriez même pas l'existence ! Le Bien et le Mal existent, croyez-moi, ils existent, et on peut les contrôler !
Son récit s'enflammait. Les lettres, tirées à l'arbalète, s'enchaînaient à une vitesse impressionnante. Les enfants tendirent une oreille indiscrète, la curiosité attisée par ces élévations de voix. Sam, dont les pupilles s'étaient élargies sans nul doute à cause de l'obscurité naissante à l'arrière-salle, se rendit brutalement compte qu'il en disait trop.
— Bref c'était super ! reprit-il pour rompre un silence à peine installé.
Ses pupilles retrouvèrent une forme plus raisonnable. Il changea de sujet maladroitement, sans pour autant lâcher du regard les cinq tranches qui se pavanaient entre les petits pois et les salsifis.
— Vous voyez les enfants, voyager c'est bien quand même, on peut ramener des cadeaux ! s'exclama-t-il, découvrant un sourire de baleine à fanons. Ils vous plaisent vos éléphants ? On dit, là-bas, qu'ils apportent le bonheur dans la maison dans laquelle ils se trouvent !
Ils acquiescèrent, tout en disposant leurs animaux d'ébène de chaque côté de leur assiette, par ordre croissant. Tandis que Beth s'éclipsait dans l'autre pièce, Sam piqua dans le plat une tranche épaisse et bien rose.
— Eh bien, quel appétit mon vieux !
— Délicieux, vraiment délicieux, répéta Sam. Ce rôti est un régal ! Quelle cuisinière tu fais, Beth !! s'écria-t-il.