Warren trouvait son comportement insolite. Comment pouvait-on s'empiffrer autant ? Gargantua s'enfilait les morceaux découpés hâtivement, presque arrachés, avec plus de hargne qu'un chien sauvage.
Après que Beth eut alité sa jeune équipe, Warren se leva et empoigna une bouteille de calvados enfouie dans un globe terrestre, assimilable à un bar portatif. Du carafon émanait une forte senteur de pomme acidulée. Il remplit au quart les deux récipients, en proposa un à Sam, puis pencha la tête en arrière pour laisser ruisseler sur sa langue la cascade brunie par les méandres du temps. La coulée liquoreuse imprégna de son caractère viril son palais, puis enivra le reste de son être par des vapeurs intenses aux arômes complexes.
— Je reviens, je vais aux toilettes, lança Sam. Toujours au même endroit, je suppose ?
Il souriait.
Il s'esquiva derrière la porte, direction la cuisine. Il enfourna une tranche complète de rôti dans sa bouche, en glissa une autre dans son mouchoir, puis fondit dans les toilettes pour déguster à son aise. Cette faim, extrêmement perturbatrice, ne le lâchait plus d'une semelle…
Le jovial trio se remémora les exploits passés ainsi que les souvenirs de jeunesse, qui remontèrent à la surface par le simple fait de reparler de la « belle époque. » Ils revécurent la façon dont Sam avait orchestré en parfait maestro la première rencontre du couple, ou encore comment les deux amis, à dix-sept ans, avaient mis le feu à la moquette de la mère de Beth.
Éclats de rire et mélancolie s'accaparèrent une bonne partie de la soirée. Après le café (café-calvados pour les hommes), Beth, les yeux attaqués par la fatigue, monta se coucher. Laisser l'opportunité aux deux copains de partager leurs secrets de mâles constituait de toute évidence le clou de son cadeau d'anniversaire. Elle grimpa d'un pas de panthère noire les marches de l'escalier en bois, afin de ne pas réveiller les enfants déjà enlevés par le marchand de sable. Empêcher le pin de craquer était mission impossible, mais elle s'appliquait à se faire plus légère qu'une plume. Menu coup d'épaule dans la porte de sa chambre, fine lumière dorée pour l'accompagner jusqu'à la descente de lit. Elle ôta délicatement, avec la grâce d'une demoiselle d'honneur, sa robe qui respirait l'été ainsi que les beaux jours. Un jeu d'ombres tout à fait surprenant prenait forme tout autour d'elle, et bienheureux eussent été les privilégiés qui auraient pu assister au spectacle depuis le milieu du jardin. Des formes spectrales plus ou moins nuancées tournoyaient dans la pièce autour d'une silhouette de Geisha affriolante, qui menait l'opéra avec la maestria d'une diva. Les muses valsaient, alors que Sapho jouait de la lyre, en attendant qu'un poète grec vînt immortaliser l'instant présent. À l'arrière de la pelouse s'épousaient des senteurs de jasmin et de menthe, qui offraient à la scène un caractère féerique, envoûtant l'air ambiant de leurs milliers de paillettes odorantes. Et le rideau s'abaissa lentement. Beth sombra dans un sommeil de satin, les lèvres décorées par un magnifique sourire. Ce diamant de bonheur qu'elle avait taillé pour son époux l'emplissait d'une ivresse immaculée. Elle avait rudement bien fait d'inviter Sam, une riche idée !
Les deux acolytes, pendant ce temps, s'étaient allumé un cigare plus long qu'une carotte. Warren les avait sortis de sa boîte en ronce de noyer, nichée au fond du meuble du salon. Il se goudronnait les poumons rarement, uniquement pour les grandes occasions, et celle-ci en était une.
— Moi aussi, j'aurais aimé vivre une telle aventure, mais tu sais, le boulot, les enfants… pas toujours facile.
— Ne bouge pas, je reviens dans deux secondes ! le coupa Sam.
Il posa le barreau de chaise à peine entamé sur le rebord du cendrier en marbre, saisit les clés de voiture dans sa houppelande, avant de disparaître dans le couloir.
Warren profita de ce temps mort pour fermer la baie vitrée de la véranda. Les portes de l'automne, pas loin de s'ouvrir, laissaient filtrer un froid mordant à de si tardives heures. Le chant des grillons cessa de baigner la pièce de son deux-temps parfaitement orchestré. Puis il se réinstalla dans le profond fauteuil en cuir, agitant d'un côté le verre de Calvados, menant de l'autre le Havane à sa bouche. Sam réapparut, une boîte de carton percée de toutes parts entre les mains.
— Mon cher ami, je te présente Lucie !
Les yeux écarquillés, Warren approcha prudemment son visage aux abords du carton. Il observa un brusque geste de recul, tapissant d'une gerbe d'alcool la vitre de la table basse.
— Nom d'une pipe ! Elle… elle est venimeuse ? demanda-t-il d'une voix flûte.
— Non, elle est inoffensive, je lui ai extrait son venin après l'avoir trouvée. Beau spécimen, n'est-ce pas ?
— Superbe !
— Vas-y, prends-la, mais pas de gestes brusques…
Warren, légitimement, hésita. Il ramassa avec le doigté d'un pianiste la petite boîte et pencha scrupuleusement le carton, en tapotant avec douceur l'arrière. Une paire de pattes velues, bordées de rose, vint explorer timidement la terre inconnue.
Après une myriade de tâtonnements aveugles, l'araignée fit son apparition ; madame la Star avait décidé de montrer le bout de son nez… Warren se divertit avec insouciance, l'autorisant à fouler le bas de son avant-bras puis à remonter jusqu'au niveau de sa nuque. À ce moment, il ne craignait pas encore ces bestioles, alors que le lendemain soir il en aurait horreur…
— Tu sais Warren, j'ai vécu des instants vraiment extraordinaires !
Son teint s'était illuminé, enflammé presque. Warren continuait à taquiner celle qui avait élu domicile dans le creux de sa main. Sam, excité à l'idée de conter ses tribulations peu communes, poursuivit.
— En Guyane, j'ai rencontré, au fil des mois, trois personnes qui étaient devenues d'excellents amis. À quatre, nous formions une bonne équipe. Chaque week-end, ou chaque fois que nous trouvions le temps, nous organisions d'étonnantes soirées, ou des sorties un peu particulières…
— Comment ça ?
— Et bien, nous nous amusions à nous faire peur !! De la vraie peur, du pur frisson, brut de brut !
Warren, qui avait barricadé Miss Huit Pattes dans son nid, s'étala mollement dans son fauteuil.
— Je… je ne comprends pas bien !
Sam s'envoya une lampée de calvados avant de peaufiner son introduction.
— Et bien voilà, j'étais tombé sur des gens exceptionnels, tous amateurs de sensations fortes. Comme moi, exactement mon style. Oh ! Tu sais, j'ai connu beaucoup de monde tout au long de mes voyages, mais nous avions, à quatre, un intérêt commun : un goût plus que prononcé pour l'adrénaline…
Il enroula sa manche et exhiba son poignet, telle une pièce de collection.
— Mince ! La vache, c'est quoi ? s'interrogea Warren, abasourdi.
— Mon gars, écoute bien ce que je vais te raconter, baisse un peu la lumière, et accroche-toi…
Sam se plongea dans son histoire.
Le jeu avait débuté par hasard lors d'une soirée chez l'un d'entre eux, Tommy, le plus jeune, mais aussi certainement le plus boute-en-train de la bande. Il extirpa de la cabane logée au fond de son jardin, après un repas plutôt léger, un sac de jute noué. Il posa la besace de bohème sur la table, l'ouvrit prudemment, et agita à la manière d'un chef d'orchestre l'ouverture irrégulière. Ce qui s'identifiait, au premier abord, à une tige de bambou séchée et couchée par les vents, se dressa. Il fallut moins d'un clignement de paupières au reptile pour fuser hors de sa prison. La haine d'être resté séquestré une bonne partie de la journée planait comme un orage sans éclairs au-dessus de sa tête plate et trapézoïdale. Le mouvement de recul collectif observé par les convives eut pour don d'exciter de plus belle l'animal. Son regard de pierre vida alors un chargeur de mitraillette sur le visage provocateur de Tommy, puis balaya toute l'assemblée, tel un périscope qui sonde un milieu hostile.