Warren hurlait toujours, contrairement à ses deux voisins qui imitaient ses cris et se moquaient de lui, en explosant de leurs bonds les ressorts de leur lit. Il lança la sandale qui la frôla. En riposte, l'arachnide lui allongea un filet de poison qui lui lécha presque les pieds. Sûre d'elle, la tisseuse bondit jusqu'au rebord du lit pour l'atteindre plus facilement, tandis que ses mandibules oscillaient de plus en plus rapidement comme pour générer une nouvelle réserve de venin. Dos dans le coin formé par le mur et la porte, il ne pouvait s'éloigner plus. S'il n'agissait pas dans l'immédiat, elle le consommerait à distance.
Il s'approcha, courbé et utilisant le plateau-repas comme bouclier. Déjà rechargée en munitions, elle essaya de lui vomir sur la jambe, giclée qu'il para de peu à l'aide de sa protection providentielle. Le plastique se troua aussitôt, émettant un bruit de pneu qui crève. Warren avait dix secondes, le temps qu'elle recharge, aussi il jaillit, bras levés. Au moment où il allait frapper de toute sa hargne, la massive boule à huit pattes s'éjecta pour glisser dans les plis des couvertures du lit. Tel un détraqué, il cogna partout sur le matelas aux endroits où le tissu ondoyait. Il leva les draps, elle n'était plus là. En un plongeon, il se plaqua sur le sol pour lorgner sous le lit, serrant le plateau par la tranche pour l'utiliser comme couperet. La fille du Mal courait sur la moquette dans sa direction, les deux mandibules à ras du sol comme un chasse-neige ! Le dévorant du regard de ses dizaines d'yeux globuleux, elle lui sauta au visage, et il eut à peine le temps de rouler sur le côté pour l'éviter. Elle revenait à la charge, plus furieuse que jamais, désormais aussi grosse qu'une boule de bowling ! Ses huit pattes de la taille de pinces de crabes se synchronisaient parfaitement, alors que ses griffes, semblables à des crocs de loup, arrachaient sur leur passage des mailles de moquette. Il feignit de ne pas bouger, et, comme lorsqu'on fait un coup droit au tennis, lui administra un coup de plateau alors qu'elle était en plein vol. Il réussit à peine à la décaler sur le côté, tellement elle était lourde ! Il se plaça sur le matelas, et dès que son corps, monstrueuse boule de suif, réapparut de dessous le lit, il sauta pieds joints sur la croix blanche. L'abdomen ne craqua pas tout de suite, exploitant son maximum d'élasticité tel un ballon de baudruche. Puis finalement, troué en son centre comme une bouée, le monstre au baiser empoisonné explosa. Un jus épais s'incrusta dans la moquette, tandis que les pattes restèrent plantées exactement là où elles se trouvaient avant l'impact.
— Je t'ai eue, sale putain !! maugréa-t-il en se relevant.
Il piétinait encore, de la même façon que le font les vendangeurs dans une volumineuse bassine de raisin. Ses pieds semblaient tout droit sortis d'un bain de lait, criblés d'espèces de pelures de peau. Après s'être abondamment rincé les orteils, il retourna auprès de la carcasse de l'oiseau pour finalement l'envelopper dans une serviette en papier. Il le déposa tendrement au fond de sa poubelle, avant de s'allonger pour reprendre son souffle.
Cette chose, qui est sortie de ma bouche… C'était… elle, c'était l'araignée !! C'est… c'est elle qui m'envahissait, toutes les nuits !! Oui ! L'eau de javel, pour dissoudre les corps ! Les araignées digèrent leurs proies de l'extérieur, avant de les manger ! Elles les remplissent de venin, et ensuite, elles les aspirent ! Les deux trous, c'était pour l'injection, comme deux crocs !! Ma peur soudaine des araignées !! Elles… elles se dévorent entre elles, elles se redoutent !!
Profondément dégoûté par l'idée de savoir que ce monstre avait été en lui, il se grattait à sang, comme si le fait de se stigmatiser de la sorte le nettoierait de l'intérieur. Il savait qu'elle n'était pas physiquement en lui, du moins l'espérait-il, mais le petit vieux, l'oiseau, avait réussi à la faire se matérialiser pour pouvoir finalement l'extraire. Quand il se rendit compte qu'il empourprait les draps et que des morceaux de peau s'accumulaient sous ses ongles, il s'arrêta brusquement.
Une clé tournait dans la porte.
— Monsieur Wallace, vous avez de la visite ! Qu'est-ce que c'est que ça ??
L'infirmier pointa son doigt en direction du mont visqueux.
— C'est… c'est une araignée… Je l'ai écrasée… Elle était monstrueuse…
Écœuré, le mastodonte fronça les sourcils.
— Vous rigolez ou pas ? C'est… impossible !! Il considéra la double rangée de pattes, encore plantées tels des piquets de tente. Mais d'où ça sort, bon sang ??
Warren l'attendait déjà dans le couloir. La blouse blanche, encore toute retournée, l'emmena dans une salle de repos où Sharko et Neil l'attendaient, la bouche semblable à une fine cicatrice.
— Bonjour messieurs… Inspecteur… je… je suis désolé pour votre femme… J'ai appris… Les infirmiers me l'ont dit…
L'inspecteur se leva pour le prendre dans ses bras, tandis que Neil lui caressait la main.
— Je suis désolé pour vous… Tout… tout ce qui vous arrive… Votre femme… vos enfants…
— Je vous présente mes sincères condoléances, compléta Neil, abattu. Je suis de tout cœur avec vous…
L'accompagnateur, qui se rendit compte qu'il était de trop, disparut dans le couloir, puis s'enfonça discrètement dans la chambre de Warren pour lorgner d'un peu plus près la bizarrerie éclatée sur la moquette. Les deux hommes, veufs, ne purent s'empêcher de verser une larme. Après une longue étreinte, qui fit un bien incommensurable, ils s'assirent autour de la table ronde.
— Il… il faut le crever, ce salopard, murmura Warren, balayant les alentours pour voir si personne n'écoutait. Je… je veux le tuer de mes propres mains… Je veux lui faire tout ce qu'il a pu faire aux autres…
— Nous tenons une piste, dit calmement l'inspecteur qui n'en pensait pas moins. Nous ne sommes pas loin de le coincer… Mardi, nous serons fixés…
— Expliquez-moi…
— Il pioche ses exécutants dans des réunions de dépressifs. Ces gens-là n'ont pas de famille, ils sont faibles, et peuvent se laisser facilement intimider. En Guyane, nous avons appris que cet homme possédait le pouvoir de faire ressortir la partie animale de chaque être humain… Il les transforme, et ils tuent pour lui… Ils éliminent des représentants de l'ordre, de la loi, et ils se nourrissent de leur chair…
— Écoutez-moi, inspecteur, le coupa Warren. J'ai quelque chose à vous dire…
Il leur narra l'épisode qui venait de se produire avec l'oiseau. Comment il était parvenu à chasser, du moins le pensait-il, l'animal qui dormait en lui et qui se manifestait durant la nuit. Neil, qui n'avait pas encore pleuré aujourd'hui, avait versé une larme à la fin du récit.