Les torpilles étaient armées, et prêtes à être enclenchées à la moindre alerte.
En Guyane, on le surnommait le serpent-minute, un nom tout trouvé. Son venin, d'une efficacité à faire pâlir un peau-rouge, foudroyait en moins de cinq minutes. Chaque invité l'avait bien entendu identifié, et même à l'école, là-bas, on apprenait à le discerner des autres espèces. Seul un daltonien ne l'aurait pas reconnu : couleur prairie, les yeux plus blancs qu'un carrelage d'hôpital, surtout assorti d'un aspect général qu'on ne débusquerait même pas dans la boutique des horreurs.
— T'es malade ou quoi !! s'écria l'un des apeurés. Tu m'as fichu une de ces trouilles !
— Ceci est bien le but de notre soirée, non ? ricana Tommy. Laissez-moi d'abord vous rappeler brièvement les conséquences d'une morsure de notre cher ami, pour vous rafraîchir la mémoire.
La troupe, piquée au vif, se réorganisa en un groupe compact, tant attentive à rester hors de portée de crocs du reptile qu'aux explications de ce malade de Tommy. L'organisateur poursuivit.
— Supposons qu'il vous morde à la main. Dans un premier temps, au bout de… disons vingt secondes, une sensation de picotement se propage dans tout le membre, démangeaison qui se transforme à peine quelques instants plus tard en une brûlure maléfique. Dès lors, vous prenez conscience que la Faucheuse commence à tâter le terrain et à planter sa tente. Puis votre rythme cardiaque passe soudainement de soixante-dix à cent trente pulsations par minute, pour monter aux environs des cent quatre-vingts battements. Tout ceci en moins de deux minutes messieurs, montre en main !!
Il aurait fait un parfait présentateur d'un spectacle de guignols. L'équipée, bouche pendante, ne ratait pas une miette de ses explications. Pourquoi diable leur racontait-il cela ?
— Mais le calvaire n'est pas terminé, loin de là ! On aurait presque voulu mourir plus vite ! Votre cou se met à enfler comme une montgolfière, et respirer devient un véritable supplice ! Il suffit de supposer qu'on vous met la tête dans un sac plastique, vous voyez, genre les petits sachets pour congeler les aliments ? Conscient que son discours ardent marquait leur esprit au fer rouge, il persévéra, imageant ses propos d'une ample gestuelle. Vous vous écroulez sur le sol, vous savez que votre cœur va finir par vous exploser à la gueule. Croyez-moi !
À cet instant, le mieux aurait été qu'on vous tire une balle dans la tête ! On dirait que les quatre minutes pendant lesquelles dure l'agonie sont habilement dosées, trop courtes pour que vous ayez le temps d'en réchapper, mais suffisamment longues pour vous faire endurer en si peu de temps toutes les douleurs du monde. Finalement, c'est le soulagement, votre cœur s'arrête net, vous voilà alors parti faire une très longue et charmante promenade au bras de Madame la Mort. Même Buck — ils le surnommaient ainsi car une montagne de granit avait l'air ridicule à côté de ce costaud guyanais — succomberait en moins de trois cents secondes, face à un adversaire de combien, un kilo à peine ?
Nul ne releva. Buck profila tout de même un sourire de coupe-coupe rouillé.
— Merci pour la petite histoire, rétorqua-t-il d'une voix d'un grave naturel, mais que veux-tu faire exactement de ce… monstre ?
On pouvait deviner, à ses mots écrasés, son dégoût justifié pour la machine à tuer. Nombre d'humains avaient eu la triste occasion de goûter à son terrassant venin, et le cousin germain du cobra avait signé bonne quantité d'autographes du côté de Saint Laurent du Maroni.
— Patience, Bucky ! dit Tommy en clignant d'un œil. Voici les règles du jeu.
— Comment ça, un jeu ?
— Laissez-moi continuer ! Tout d'abord, votre Joker…
Il retira d'une boîte cartonnée une seringue, terminée par une aiguille largement plus longue à elle seule que l'index de Buck.
Il s'enfonça dans ses indications.
— L'antidote !
Du bout de l'ongle, il tapota l'extrémité du tube en plastique, avant d'émettre une poussée sur le pressoir. Un fin filet du liquide jaunâtre, en tous points semblable à de l'huile d'olive, gicla de l'aiguille pour se déposer en gouttelettes bombées et poisseuses sur la nappe de papier.
— On pique direct dans le cœur, on balance la sauce, et en quelques secondes, vous voilà retapés comme un homme tout neuf ! Ni vu ni connu !
Les traits du visage à la géométrie euclidienne de Buck se froissèrent. Le simple fait de planter cette aiguille à tricoter dans sa poitrine l'irradiait de la tête aux pieds.
— Maintenant, les conditions du « contrat », continua-t-il en s'emballant. Chacun d'entre nous, s'il le désire bien sûr — il sonda sa tribu des yeux, défiant chaque participant potentiel — doit simplement donner une tape sèche derrière ce qui sert de tête à notre ami. Avouez que comme règles, il n'y a pas plus simple, non ?
Les observateurs croyaient halluciner, c'était stupide, mais si stimulant. Qui oserait ? Qui se défilerait ? Tommy termina en fanfare, fier d'avoir imaginé un défi si relevé.
— Et enfin, la récompense ! La fierté et la gloire d'avoir vaincu l'appareil à tuer le plus performant de la planète !
Sam craqua une allumette et raviva son cigare. La flamme vacillante donnait à son faciès impassible l'aspect d'un spectre malveillant en lui éclaircissant les courbes du visage sans lui éclairer les yeux.
— Si quelqu'un nous avait vus à ce soir-là, il nous aurait pris pour une bande d'allumés, ce que nous étions, après tout.
Warren s'imprégnait avec l'attention du premier de la classe du récit, et avait déjà, inconsciemment, les doigts crispés sur les accoudoirs. Plus un bruit ne régnait dans le salon, si ce n'est celui du moteur du frigidaire qui ronflait de temps à autre, et le clapotis des molles vaguelettes qui s'écrasaient sur le bord de l'aquarium. Il rafla la bouteille de calvados, versa le liquide ambré dans les deux verres, puis en engloutit une longueur. Il continuait à fixer l'avant-bras de Sam, le regard nébuleux.
— Et alors, et alors ! Vas-y, raconte ! Tu en pensais quoi toi, de ce jeu ? Ça devait être extrêmement excitant !
— J'avais trouvé cette idée géniale dès le départ, sourit Sam, le cigare entre deux doigts. Car Tommy s'était lancé, il avait osé pousser le bouchon plus loin que nous l'avions tous fait jusqu'à présent. Il ne s'agissait plus de faire un simple saut en parachute depuis une montagne, mais bien de flirter directement avec la mort, sans aucun artifice. C'était si différent, si effrayant, mais si exaltant !
— Tu dis que tu caressais la mort du bout des doigts, mais il y avait le contrepoison, tout de même ? fit remarquer Warren, qui, intimement, se demandait ce qui pouvait pousser un groupe à faire de tels actes. Ça enlève un peu de « charme », si je puis m'exprimer ainsi !
— Oui, mais tu sais, on n'était sûr de rien du tout ! répondit Sam, les yeux scintillants. Qu'est-ce qui dit que l'antidote ferait effectivement son effet ? Tu as déjà vu ça, toi, s'injecter une seringue contenant on ne sait trop quoi, directement dans le cœur, sans médecin, sans contrôles, sans rien autour ?
— Ma foi non, admit Warren. Mais vas-y, balance-moi la suite !!
Enveloppé d'un léger frisson, il se blottit sous le pull de laine qui traînait sur un dossier de chaise. Sam se rinça la gorge avec une lampée de calvados, pompa trois fois sur le Havane, et s'immergea dans son passé, la voix à peine perturbée par la fumée qui glissait entre ses dents écartées de devant.