Tout allait si bien alors… Comment en était-il arrivé là en si peu de temps ? La vie est si cruelle, la mort si perverse quand elle s'acharne sur vous sans raison. Il n'entra pas dans la chambre des enfants. Pas aujourd'hui, c'était trop dur. Demain, peut-être… Il se retrouvait seul au monde, avec tant d'amour à donner…
Chapitre 13
Hécatombe
Enfin mardi soir. L'automne, saison ratée pourrissant tout ce qu'elle effleurait, avait subitement pris racine, comme pour instaurer une ambiance beaucoup plus en rapport avec l'infernale mission qui attendait nos héros. L'inspecteur n'avait mentionné cette opération-suicide à personne, surtout pas à ses supérieurs. Parfaitement conscient qu'il compromettait sa carrière, Moulin avait suivi par solidarité. La nuit précédente, quarante-huit cadavres, parsemés dans toute la France, avaient été découverts. L'inspecteur avait donc, par une simple règle de trois, estimé les meurtriers à une centaine, mais vu les éloignements des corps les uns des autres, il était impossible que les mercenaires fussent tous rassemblés au même endroit en même temps. Notre quatuor allait donc enfin être capable d'agir si le fameux Lionel, ce monstre, les emmenait à bon port.
Le pays courait à grandes enjambées vers sa perte, aimanté par une phobie contagieuse. Cloisonnés chez eux, les gens ne pointaient plus le nez dehors après vingt heures. La vente de chiens de garde avait explosé de trente-deux pour cent en moins de quinze jours, ce qui ravissait les éleveurs qui, intérieurement, se réjouissaient de ce phénomène. Le prix d'un doberman avait flambé, en moyenne, de trois mille cinq cents francs à huit mille francs, pour raisons de « rupture de stocks. » Les fréquentations dans les facultés de droit avaient chuté de plus de quarante pour cent, et les amphithéâtres se vidaient comme l'eau dans une baignoire. En ce début d'année scolaire, les étudiants changeaient d'orientation, pour passer d'avocat à historien ou d'huissier à professeur de français, tandis que les couples désireux d'acquérir une maison ne trouvaient plus de notaires pour les accompagner. En manque de journalistes, les médias se mélangeaient les pinceaux, aussi sur chaque chaîne de télévision, une version différente voyait le jour. Les chiffres étaient erronés, les informations inexactes, les témoignages inappropriés. Aux États-Unis, une nouvelle série télévisée intitulée « The French Butcher » était même en cours de tournage, promettant d'exploser le box-office. Dans les villages où sévissaient les assassins, on faisait des prélèvements systématiques d'A.D.N. de la population avoisinante, alors les flacons s'entassaient aux portes des laboratoires d'analyses pour ensuite se perdre dans les tiroirs des instituts médico-légaux.
Nombre incalculable de cellules de crise avaient été ouvertes, accompagnées d'un bon millier d'emplois temporaires créés pour prendre les appels, les témoignages, et dépiauter le courrier de malades qui s'amusaient à jouer de mauvaises farces. Certains parents ne mettaient plus leurs enfants à l'école, en attendant que l'orage passât. Mais l'orage ne passait pas, il restait, bien ancré, et développait inlassablement sa batterie de nuages noirs sur tout le pays.
Moulin et l'inspecteur encadraient Anna.
— Ça va aller, Mademoiselle ? demanda l'inspecteur, admiratif du courage de la jeune femme.
— J'ai… j'ai peur…
— Vous ne risquez rien. Nous sommes là…
Non sans une réelle émotion, Moulin lui glissa un micro à l'intérieur du col de son chemisier.
— Voilà, il est invisible… Parlez, pour voir !
— Vous m'entendez ?
— Parfait, ça marche, c'est bon… Allons-y…
Ils rejoignirent Neil ainsi que Warren qui s'impatientaient dans la voiture, puis suivirent la psychologue.
Une fois le véhicule rangé au bout de la rue où avait lieu la R.D.A., ils s'enfoncèrent dans le café qui se situait à l'angle. De là, ils avaient une bonne vue sur les dépressifs qui s'acheminaient dans le bâtiment. Déjà en place à l'étage, Anna accueillait les premiers arrivants. L'inspecteur dissimulait une minuscule oreillette, invisible, sous sa casquette. Cette allure lui allait comme un gant, on aurait pu le prendre pour une star du basket. Le barman lui avait d'ailleurs demandé dans quelle équipe il jouait, et il avait répondu « Mulhouse », au hasard.
— Merde, elle tremble dans sa voix… Espérons qu'elle va tenir le coup, s'inquiéta-t-il, une main au niveau de la tempe.
Le petit chauve moustachu, comme elle l'avait décrit, s'enfonça enfin dans le bâtiment. Il s'était garé à deux pâtés de maison de là où ils espionnaient. Sombre et étroite, la voie leur permettrait de poser leur balise sans être vus.
— Bon… bonsoir Lionel… Vas-y, installe-toi, dit Anna d'un timbre de voix hésitant qu'elle ne réussissait à maquiller.
— Bonsoir Anna, vous allez bien, aujourd'hui ? Vous êtes radieuse…
Ses yeux perfides s'affinèrent.
— Salopard, lança à voix basse l'inspecteur.
Les trois autres, eux, n'entendaient absolument rien.
— Qu'est-ce qu'il dit ? voulut savoir Warren, pas très discret.
— Rien d'important… Je vous tiendrai informé si des choses intéressantes se passent… Mais pour l'instant, ça va bien… Moulin, vous pouvez y aller… Et soyez prudent… N'oubliez pas, sous la carrosserie, juste au-dessus de la roue arrière…
— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-il en sortant du bistrot.
Le garçon de café, qui essuyait des verres avec un interminable torchon blanc, lorgna du coin de l'œil l'étrange équipée.
— Tiens bon, Anna ! chuchota l'inspecteur. Sa voix est plus naturelle maintenant, quelle femme, quel courage !
Progressivement, l'habile psychologue se plongea dans sa réunion, retrouvant en définitive son éloquence et sa grâce à faire danser les mots. Lionel ne s'était aperçu de rien. Ou plutôt, c'est elle qui n'y avait vu goutte, parce que lorsqu'elle sortit, aux alentours de 22 h 00, il l'espionnait au loin, ricanant intérieurement avec sa bouche de coin. Faisant une confiance aveugle en leur émetteur, les quatre complices ne l'avaient pas remarqué.
— C'est bon, il est suffisamment loin, dit l'inspecteur à voix haute en se levant de son siège. Nous pouvons y aller… C'est le grand soir…
Lionel ne perdait pas de vue sa future victime. Un son aigu, celui de la balise, lui transperçait l'oreille, mais il n'y prêta pas attention. Ces derniers jours, il ne se régalait même plus comme avant de chair humaine, complètement obnubilé par le vice. Et là, dès qu'il l'avait dévorée des yeux à la réunion, il sut qu'aller chercher Sam serait une monumentale perte de temps. Il s'offrirait d'abord une première passe, seul. D'ailleurs, il se demandait s'il tiendrait jusqu'à chez elle, tellement l'envie de se l'offrir là, maintenant, était puissante. Un sourire de croissant au beurre lui fendit le visage, et son crâne, nourri par les lueurs des lampes des tunnels parisiens, reflétait des teintes orangées.
— Voilà, dit Moulin, pointant le doigt sur le timide point rouge qui se déplaçait sur un écran à cristaux liquides, il est à peu près à cinq minutes devant nous… Paris-Nord… C'est donc dans ce coin-là que notre homme se trouve…