— Re… regardez, ils ressortent !! glissa Moulin, camouflé et grelottant.
— Oui… Bien… Allez, dégagez mes petits, se réjouit Sharko un peu plus à l'aise.
Les deux exécuteurs grimpèrent dans leur limousine mortuaire puis s'éloignèrent. Une fois le silence rétabli, ils se lancèrent.
— Allez, c'est maintenant ou jamais… On le tient !
Ils rampèrent jusqu'aux abords du fossé, puis franchirent la route pour se plaquer contre la grande palissade de l'entrée.
D'irrégulières traces de boue, sur le goudron et sur le crépi, trahissaient leur passage.
Leurs cœurs, complètement synchrones, jouaient en fanfare. L'inspecteur continua à diriger la troupe.
— Bon, on fonce, on…
Sa phrase fut coupée nette. Un autre bruit de mécanique, déjà bien proche, les surprit. Des faisceaux, au bout du virage !
— Merde, on est coincé… On… on peut plus traverser, ils vont nous voir ! gémit Moulin.
Une bétaillère s'engagea dans la ligne droite, et les deux ellipses formées par les phares leur chatouillèrent presque les pieds. Dès qu'elle tournerait dans l'allée, ils seraient pris en flagrant délit !
— Suivez-moi !! murmura Warren, qui s'avança en tête.
Il passa sous le porche diagonalement. Après un court temps d'hésitation, les autres suivirent. Neil eut à peine le temps de disparaître que les feux éclairaient plein champ le milieu de la cour. Warren entrouvrit au ralenti le battant de la grange, qui gémit sensiblement d'un grincement perçant. Ses compagnons, derrière lui, serraient les dents, les yeux enfoncés dans la porte de la fermette éclairée, à une dizaine de mètres de là. Le moteur s'était arrêté, et maintenant c'était entrer ou les affronter. Les phares s'éteignirent, les portes coulissèrent. Warren tira encore un peu la porte. Légère plainte du bois, à peine audible cette fois-ci. Il se glissa dans la fine ouverture de profil. Neil s'enfouissait tout juste que les deux vassaux du roi traversaient la cour, chargés comme des baudets. Sam surgit, lorgna d'un coup d'œil circulaire les alentours, et les tueurs s'attardèrent à narrer leur retour d'expérience.
Au-dessus de la tête des quatre suicidaires, deux yeux rayonnaient sur une poutrelle. Frigorifiés sur le coup par un hululement malvenu, ils levèrent la tête pour découvrir cette fameuse chouette, témoin muet d'une bien sordide histoire.
Idéalement placée, la lune illuminait les visages au travers des trous de la toiture. Moulin s'était subitement statufié, laissant un fin filet d'urine couler le long de sa jambe. Le trio suivit son regard incendié par la peur, ne comprenant pas ce qui pouvait justifier pareille frayeur. Quand ils eurent saisi, ils s'irradièrent à leur tour. Sur une gigantesque planche de bois, à même le sol, des dizaines de cœurs zébrés de fines veines violacées étaient alignés deux par deux. Le sang, visqueux et noirâtre, dégoulinait encore de certains organes au relief bleuté créé par la fine cascade de lumière. Mal déchirées, des aortes et des veines caves avaient encore toute leur longueur, faisant ressembler les ventricules à des poulpes sur le ponton d'un chalutier. D'autres muscles cardiaques, probablement éventrés par les côtes lors du prélèvement, s'ouvraient telles des pêches trop mûres en exhibant une cavité rougeâtre qui jadis avait véhiculé la vie. Des reflets trompeurs portaient à penser que certains d'entre eux battaient encore, mais c'était une simple illusion entretenue par le fait qu'un cœur est le symbole de la vie et qu'il est censé pulser. Un dégoût poisseux dégoulina le long des tôles rouillées, puis se déposa en un nuage lourd sur le sol poussiéreux. Des effluves putrides ondulaient jusqu'au plafond, et Neil, un mouchoir sur le nez, s'approcha.
— Nom de dieu !! V… venez voir !!
Cloué au milieu de sa flaque, Moulin ne bougea pas. Les plus lucides avancèrent, tremblotant et roulant des yeux, enguirlandés d'un vêtement ou d'un morceau de tissu sur les fosses nasales. Épinglé dans chaque organe, un petit morceau de papier se dressait tel un mini-drapeau. « Avocat, notaire, dentiste, sergent, commissaire » pouvait-on déchiffrer en s'approchant d'un peu plus près. Un pesant silence se profila, accompagné d'un sentiment d'impuissance additionné d'un écœurement insondable.
Ces pauvres gens assassinés sauvagement ne pouvaient même pas reposer en paix, on leur avait volé leur cœur et, par conséquent, une partie de leur âme.
Ils ne purent que constater l'ampleur du phénomène, ainsi que la grave erreur qu'ils avaient commise en venant tambouriner seuls aux portes de l'Enfer.
— Mon Dieu… Regardez ça… Ils… ils sont tous frais !! constata Neil, le visage décomposé. Dites, inspecteur, on est à combien de morts par nuit, en ce moment ?
— Cinquante, soixante peut-être…
Suite à une déduction simpliste, Warren se mit lui aussi à paniquer.
— Re… regardez, il n'y en a que… dix-huit… dix-huit cœurs… Il… il en manque… il en manque… quarante !! Il… il faut sortir tout de suite… Ils… vont revenir ici, poser les nouveaux cœurs !
— Oui, dégageons, insista Neil, terrifié. J'ai un très mauvais pressentiment… Vous vous souvenez inspecteur, l'autre fois chez moi, quand j'ai su, pour ces orages ? Et bien là, j'ai les mêmes symptômes…
De nouveaux les voix, dehors. Le crissement de la porte de la bâtisse du fond. Des pas dans les gravillons…
— Merde !! Vite, planquez-vous ! miaula l'inspecteur en gesticulant. Là-bas, derrière les ballots de paille… Il… il fait noir dans le coin… Plongez, ils arrivent, vite !!! Et préparez-vous à ouvrir le feu, ils ne sont que trois !
Neil n'eut pas de mal à se dissimuler derrière un tas de ferraille humide pour laisser la place à l'inspecteur contre la meule de foin. Warren, lui, s'aplatit le long d'un tas de poutres posées pêle-mêle sur le sol, alors que Moulin ne bronchait pas.
D'innombrables graviers cliquetaient maintenant presque joyeusement jusqu'à la porte en bois.
— Moulin, je vous en prie, cachez-vous, chuchota quasiment à voix haute Sharko, incapable de tenir son arme tellement il avait peur d'y rester.
Moulin se décolla subitement du sol pour fondre sous la paille, se recouvrant du plus qu'il pouvait le visage, le nez, le torse. Tous prièrent pour que Sam ne les vît pas, et s'arrêtèrent de respirer lorsque les gonds grincèrent. Quand l'équipe de tueurs pénétra à l'intérieur, un nuage grisâtre voila le disque lunaire, et le noir tomba de tout son poids.
Merde, la lune ! pensa Sharko… Je ne pourrai pas tirer…
Tant pis…. Moulin est hors jeu, de toute façon… Et il fait trop sombre… Trop risqué…
Bien que chatouillé dans les narines par un brin de paille, Moulin était plus immobile qu'un mort. Il avait le regard englué au plafond, suppliant intérieurement en serrant le petit crucifix qui pendait autour de son cou. Témoin inopportun de sa présence, une forte odeur d'urine planait juste au-dessus de sa tête. Sharko, dos contre un ballot de paille et arme au poing, fermait les yeux en pensant à son épouse, tandis que Neil sentait le mal, cette malaria, monter en lui.
Non, pas maintenant… Pas maintenant…
Un léger tremblement, silencieux, s'empara de ses membres.
Les livres disent de respirer profondément, et de penser, toujours penser… Penser à n'importe quoi, mais penser…
— Posez-le là ! ordonna Sam d'une voix empruntée au Diable en personne. Vous avez bien travaillé ce soir ! Vous allez pouvoir rentrer, maintenant !